Gaëlle Josse, L’Ombre de nos Nuits

Gaëlle Josse, l’auteure du Dernier gardien d’Ellis Island (Notabilia 2014) signe à nouveau un excellent roman.
Le lecteur est en premier lieu interpellé par la couverture du livre qui représente un tableau de George de La Tour: "Saint Sébastien soigné par Irène" peint  en 1649, une toile en clair- obscur. On y voit le visage d’une jeune femme d’une douceur infinie en train de panser la plaie de Saint Sébastien.
Le récit commence à Lunéville,  en Lorraine, au début de l’année 1639. On est en pleine guerre de trente ans; la peste, le banditisme sèment le chaos. Dans son atelier, Georges de La Tour s’affaire autour d’un nouveau tableau. Il en confie la préparation à son fils Etienne, ainsi qu’à un jeune orphelin qu’il a recueilli,  au talent très prometteur.
Le chapitre suivant nous surprend. Nous quittons l’atelier du peintre et nous nous trouvons dans un musée, à Rouen, en 2014. Une jeune femme contemple le tableau de Georges de La Tour, quatre siècles plus tard. Cette blessure de Saint–Sébastien soignée par Irène à la lumière d’une lanterne lui rappelle l’amour fou, la passion qu’elle a éprouvée  pour un homme, passion qui s’est mal terminée.
Dès lors les chapitres alternent et font entendre trois voix.
Celle de Georges de La Tour qui nous livre ses réflexions sur la création artistiques et ses difficultés, nous faisant part de ses soucis familiaux, pécuniaires, de ses joies et de ses peines.
Celle de Laurent, le jeune apprenti qui se confie, nous parle de son amour non partagé  pour le modèle du tableau qui n’est autre que la fille de Georges de La Tour. Il fait allusion à sa rivalité avec Etienne, fils du peintre, visiblement moins doué que lui.
Celle de la jeune femme contemplant le tableau qui nous relate sa liaison avec cet  homme qu’elle a profondément aimé, qui l’a quittée; une blessure jamais refermée. Le regard que porte Irène sur l’homme qu’elle soigne lui fait envisager l’amour d’une autre manière. C’est une libération.
Dans un style extrêmement poétique, musical, Gaëlle Josse analyse avec beaucoup de sensibilité et de finesse les moindres sinuosités de l’âme humaine. Quelle que soit le siècle  dans lequel il vit l’individu est toujours hanté par les mêmes questions, habité par les mêmes préoccupations. Les époques changent, le cœur de l’homme est immuable.
Oui, L’Ombre de nos nuits est un excellent roman.

FBZ, Librairie La Liseuse

Ilma Rakusa, L’île

Ilma Rakusa, née en Slovaquie, vit à Zurich. Elle travaille à la NZZ et à Die Zeit. Riche d’une œuvre importante, elle reçoit en 2009 le Schweizer Buchpreis pour La mer encore, (Mehr Meer) également disponible aux Ed. D’En Bas. En novembre 2015 elle obtient le Manes-Sperber-Preis, prix autrichien qui a récompensé des auteurs comme Claudio Magris, David Grossmann ou encore Régis Debray.
 L’île est paru en allemand en 1982, et est sorti cette année en français aux Ed. D'en Bas.
Lîle, c’est Patmos. Et c’est un plaisir que de suivre Bruno dans sa découverte alors que les vacances pointent leur nez. Les nôtres,  mais sur l’île en fait, on appréhende un peu le flot estival de voyageurs.
 Bruno s’est installé dans une modeste chambre d’un petit hôtel, à la suite d’une rupture amoureuse. Après de longues marches à travers l’île, ses sentiers escarpés, ses falaises abruptes et ses plages, il écrit. Il retrouve aussi son ami Jorgos, et les habitants de Patmos.
 Au fil de ses heures de découvertes de l’île il nous entraine dans ses réflexions sur le couple, très certainement influencées par la géographie des lieux, et de ses rencontres.

Il traversa le champ d’éboulis et ne s’arrêta qu’au moment de commencer l’ascension. Les chèvres avaient disparu. Parvenu au sommet, il vit la mer, ruban étincelant. Une autre mer que celle dans laquelle il venait de se baigner. L’autre était verte.

Le chemin plat qui menait vers l’intérieur des terres, à travers d’autres éboulis, fut rapidement parcouru. Il pensait à des versants alpins ou à des régions nordiques, au froid et à la neige, et soudain l’île avec ses amoncellements de résidus volcaniques lui parut plus supportable.
A lire d’une traite, tranquillement installé, avec une boisson typiquement grecque. Dépaysement garanti.

Véronique Rossier, Librairie nouvelles pages

Catherine Lovey, Monsieur et Madame Rivaz

L’intrigue est mince, comme celle de nos vies.
La narratrice, voyagiste par intérim, croise par hasard le destin de Monsieur et Madame Rivaz, qui refusent de partir en croisière de luxe. Ils "préfèrent ne pas" partir, et par cette incongrue résistance donnent le ton à ce livre drôle, triste, insolent, moraliste, plein de vie, à l’image de la narratrice qui, si elle n’a rien d’une héroïne, nous offre un récit porté par son entêtement à rester humaine face à la cruauté d’une certaine modernité.
En une succession d’épisodes tragicomiques et avec un irrésistible sens du ridicule, Catherine Lovey rend hommage à l’intelligence des petites choses de la vie qui permettent d'approcher des grandes.

La librairie du Boulevard

Joseph Incardona, Permis C

Dans ce nouveau roman de Joseph Incardona, nous retrouvons André Pastrella, sorte d'alter ego de l'auteur, déjà rencontré dans Le cul entre deux chaises (BSN Press, 2015).
André a 12 ans, il arrive encore une fois dans une nouvelle école. Pas facile de faire sa place lorsqu'on est un petit rital qui débarque dans la Suisse des années 1980.
Heureusement, il y a les interminables vacances d'été en Sicile chez les grands-parents. Il y a aussi les expériences fortes de la vie et les rencontres décisives qui le feront entrer dans l'adolescence.
Avec une écriture musclée et sensible, Joseph Incardona nous livre son roman le plus personnel et le plus solaire.

La librairie du Boulevard

Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur

Etre ici est une splendeur (P.O.L. 2016) le dernier livre de Marie Darrieussecq, auteure de Truisme (P.O.L. 1996), est une petite merveille.
Il nous raconte la vie de Paula M. Becker, peintre allemande née au 19ème siècle, parfaitement inconnue en France.
Marie Darrieussecq a découvert l’existence de Paula M. Becker sur un carton d’invitation à un congrès de psychanalyse. Sur ce carton figurait une toile représentant une "Mère allongée avec enfant" datant de 1906.
Marie  n’avait jamais rien vu de pareil, d’aussi intense, d’aussi fort.  Elle  part à la découverte  de cette femme peintre, s’aperçoit qu’elle est  célèbre   en Allemagne, née en 1876 à Dresde  et morte à 31 ans  des suites d’un accouchement difficile, en murmurant "Schade".
Pour écrire son livre Marie Darrieussecq s’inspire du journal de Paula ainsi que de sa correspondance, notamment avec Rilke qui fut très proche d’elle; il était l’époux de sa meilleure amie, la sculptrice Clara Westhoff.
Toute jeune Paula se met à peindre, très vite elle rejoint une colonie d’artistes qui prônait le retour à la nature, installée près de Brême. C’est là qu’elle rencontre Otto Modersohn, peintre lui aussi  qui deviendra son mari.
En 1900 elle est à Paris au moment de l’Exposition universelle. Elle s’imprègne  de tous les courants de l’époque, l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme, étant elle-même une représentante de l’expressionnisme allemand. Ses maîtres sont Cézanne, Gauguin, Picasso.
Elle n’a qu’une idée, peindre,  peindre, peindre, comme si elle avait conscience que sa vie allait être courte. On a retrouvé après sa mort un nombre incroyable de toiles, environ 750 et près de 1000 dessins.
Ses tableaux représentent des enfants, des femmes, souvent nues, des maternités, elle est d’ailleurs la première à poser enceinte, nue jusqu’à la taille.
Dans son journal son mari Otto critique sa peinture:
"Elle déteste le conventionnel et tombe maintenant dans l’erreur de préférer l’anguleux, le laid, le bizarre, le dur. Ses couleurs sont formidables - mais la forme? L’expression! des mains comme des cuillères, des nez comme des épis, des bouches comme des blessures, des visages de crétins. Elle charge tout."
C’est justement  cette manière de peindre, sans concession au "joli", à la convention, qui a vraiment plu à Marie Darrieussecq.
Paula  M. Becker était une femme indépendante, libre, dans sa vie, dans sa peinture, qui peignait le monde avec l’acuité de son regard, sans enjoliver, au mépris des critiques. Les  femmes qu’elle représente  sont simplement elles-mêmes, soustraites à la vision de l’homme, dans la réalité de leur vie quotidienne, dans leur nudité, dans leur vérité. C’est beau et fort.
L’ombre de Rilke rôde tout au long du livre et d’ailleurs le titre  "Etre ici est une splendeur", est un vers des Elégies de Duino. Elle donne un ton poétique au récit, enveloppe de mystère  l’œuvre de Paula M. Becker, si particulière, si personnelle.
Marie Darrieussecq dit vouloir faire revivre Paula. Pari  réussi: le livre refermé on a qu’une envie, prendre un TGV pour Paris, découvrir de visu les toiles de Paula Becker exposées en ce moment au Musée d’Art moderne jusqu’au 21 août.
Merci Madame Darieussecq de nous avoir fait découvrir, grâce à votre intuition, votre sensibilité et votre belle plume, le talent d’une femme libre, incroyable, à qui Rilke a dédié son "Requiem pour une amie".

FBZ, Librairie La Liseuse