Du renard au cheval…

Non je ne suis pas un ami des bêtes ou alors des bactéries et des tardigrades, mes frères et sœurs… Enfant je dévorais tout : les romans de bêtes, de montagnes, d’aventures, de science-fiction, puis la belle collection des contes et légendes chez Nathan, tous les contes, toutes les légendes qui me tombaient sous la main. Je voulais créer ces mondes magiques plus vrais que la réalité ordinaire.
Le premier essai dont je me souvienne, parce que peut-être il est fondateur, est une petite composition commandée par mon prof de sciences naturelles au Collège Classique Cantonal, je devais avoir dix ans. La consigne, j’ai toujours aimé les consignes qui ouvrent un espace de jeu, exigeait que l’on rédige le compte-rendu d’une expérience dans la nature  agrémentée d’un éventuel dessin. J’avais écrit dix lignes inspirées sans doute de mes lectures, de mes images intérieures et de ma représentation de la famille idéale. J’inventais donc, au mépris de la consigne, mais après tout n’est-ce pas là le fondement de la littérature, mentir vrai, interpréter le monde ? Je contai inconsciemment une scène archétypique. Une famille renard, le père à la chasse, la mère sur le bord du terrier qui surveillait sa portée de renardeaux jouant à se culbuter dans les feuilles mortes et les rayons de soleil de la clairière. Quand la mère alertée par un bruit suspect pousse un petit glapissement les renardeaux cessent de jouer et se précipitent à la queue leu leu dans le terrier. La mère ferme la course.  Tout cela, d’une platitude infinie, est une reconstitution comme en pratiquent les archéologues à partir de leur science, de leur vision du monde et de trois tessons, deux pointes de flèches, un os de renne gravé et du pollen contenu dans la gravure et qui vous dessinent un chasseur venu d’Italie, qui avait échangé un os norvégien contre une jarre de Marseille au marché aux puces vernal de Sion. On est toujours trahi par ses traces. Le prof avait écrit sous le texte : bien observé.  Est-ce ce jour que j’ai cru au mensonge, au pouvoir des reconstitutions, de la création, tel Moïse faisant jaillir une source d’un rocher en plein désert, d’un trait de plume, c’est la baguette de l’écrivain. D’où venait cette eau, était-elle là avant  ou bien est-ce une illusion rafraîchissante, un symbole ? Cette famille renard imaginaire existe toujours alors que mes parents sont morts, que mon frère est mort et je joue toujours avec les mots pour inventer, retrouver, des renards ou des loups, des frères et des amis, des lecteurs qui, comme moi lecteur, se demandent inlassablement si c’est vrai, c’est si bien observé, si bien inventé. D’où cela vient-il, quand l’a-t-il vécu, a-t-il vraiment, traversé le Sahara , connu cette femme, parlé aux chevaux sauveurs, le narrateur est-il l’auteur ? Et nous réalisons, écrivain et lecteurs que nous voguons sur des mots, des images, emportés par une musique qui nous entraîne à travers les galaxies, chevauchée fantastique, réenchantement du monde, vers notre origine et notre fin.

Pierre Yves Lador

La liberté de partager

Chaque semaine, un auteur nous dévoile son univers

 

On m’a souvent posé la question : quel est le livre qui t’a donné envie d’écrire ?
A chaque fois, je me retrouve avec la même angoisse.
Que répondre ? Que dire ?
J’ai beau farfouiller dans ma mémoire, décortiquer chaque livre lu dans mon enfance, mon adolescence, rien ne me saute aux yeux.
Pourtant, j’en ai lu tellement. Et on m’en a lu tellement.
Mais pourquoi est-ce que je m’inquiète ?
Le fait que je ne puisse répondre à cette question est tout à fait normal.
Tout simplement parce que ce qui m’a donné envie d’écrire, ce n’est pas la lecture, ni même un livre en particulier.
Non.
Le goût de l’écriture, je l’ai trouvé adolescente, lorsque grâce – oui je dis bien grâce – à une punition, j’ai dû rédiger une rédaction sur un thème libre de mon choix. Mon imagination déjà très volubile s’en est donnée à cœur joie. J’ai rempli les quatre pages exigées avec une ardeur, que dis-je ?, une ivresse même, encore inconnue. C’est à ce moment précis qu’est née mon envie de raconter la moindre histoire qui me passe par la tête.
Très vite, ces mêmes histoires ont eu pour décor l’Ecosse, pays si cher à mon cœur, qui reste étranger à beaucoup d’autres.
Ecrire est pour moi synonyme de partage. A travers un livre, un roman, on partage une vision, un idéal, qui parfois n’existent que dans l’imaginaire, mais qu’on aimerait s’efforcer de reproduire. Chaque histoire que j’ai écrite m’en a fait découvrir un peu plus sur moi-même, mais aussi sur l’être humain en général. Et lorsqu’est venu le moment d’attaquer La Trilogie du Sutherland, et en particulier son premier tome, La Pupille de Sutherland, j’avais le désir de découvrir une autre époque, un autre mode de vie, celui, peut-être ?, de mes ancêtres. Dès son premier chapitre, ce roman trahit une envie de liberté totale, cheveux au vent, sans contrainte. C’est ce que représente, pour moi, mon écriture.
L’évasion.
La liberté.
Chacun de mes romans est abordé différemment. Ils ont leur vie propre, et ma plume ne fait que retranscrire les mots qu’ils partagent avec moi, afin que vous aussi, puissiez être touché par eux. Si l’Ecosse reste ma terre de prédilection, j’ai également envie de découvrir d’autres univers, d’autres terres, peut-être d’autres époques. Seul l’avenir, et mon imagination fertile me diront quelle sera la première phrase de mon nouveau roman.

Rachel Zufferey

La première phrase

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

La première phrase d’un roman: quel poids ! Quelle écrasante responsabilité ! Il y a la première, et d’elle découlent toutes les autres. La première, dont on attend qu’elle vous plante un décor, vous pose un style, vous asseye une intrigue. C’est une piqure, un taon littéraire, vous lézardiez doucement, vous avez contemplé la couverture ― idéalement elle ne comportait aucune image, vous avez lu le litre, survolé la dédicace peut-être, vous sortez à peine de votre langueur et puis voici la première phrase, celle sur laquelle à coup sûr l’écrivain s’est arrêté un peu plus longtemps, celle qu’il a raturée, fignolée, rallongée parfois, raccourcie souvent, ou celle qui s’est imposée à lui comme ça, dans la rue ou au café, pendant qu’il prenait sa douche, ou qu’il se masturbait, ou qu’il rajoutait de l’huile dans sa voiture, allant parfois jusqu’à lui suggérer le reste, intrigue, personnages, trame, fonds et formes, le tout venant à lui en une fraction de seconde, l’ensevelissant littéralement. Par cette phrase initiale, l’écrivain demande votre attention, les choses sérieuses commencent ici, nous y voilà, il vous prend la main et vous tire à lui, vous voudriez partir mais il vous serre un peu plus fort l’avant-bras, pour peu ça serait douloureux mais c’est pour votre bien, c’est un enlèvement ― vous y consentez ― disons que vous n’avez plus votre mot à dire désormais, c’est à lui, l’auteur, d’avoir le sien.
Il y a quelques exemples célèbres. Des précédents fameux. «Maman est morte». «Se coucher de bonne heure». «Un trou, où vivait un hobbit». La première phrase du Livre de la Genèse est très réussie ; celle du Manifeste du parti communiste n’est pas mal non plus. C’est un autre genre.
Mon prochain roman pourrait bien commencer ainsi : «Quelqu’un lui a demandé une cigarette.». Je dis «pourrait» car cela va être retravaillé, comme tout le reste; une année de besogne encore, au moins, jusqu’à une éventuelle édition. Qui a dit qu’écrire était facile, que cela coulait tout seul ? Quel bélître suffisant est capable de ce genre de crucherie ? N’ayant pas le talent de l’immédiate excellence, je tripatouille un moment, coupe et colle, court après ma conjugaison, teste mes synonymes… Une bonne partie du travail consiste à supprimer, je biffe mots, phrases, chapitres entiers; chaque écrivain sait combien cela coûte. Je fais décanter mon texte, dans le sens «eaux usées» du terme: j’attends que la matière plus lourde se dépose sur le fond, et je ne garde que le dessus, quand l’odeur s’est éventée. Ou, pour le dire de manière plus fleurie, je cherche à faire émerger la statue du bloc de glaise, j’arrache de grands morceaux d’abord, je le fais avec enthousiasme, j’en mets partout, c’est très gras et salissant, puis je travaille à la lame, je fignole enfin, toujours plus précis, toujours plus méticuleux, jusqu’au résultat escompté, ou jusqu’à ce que le texte, à force d’être relu, remâché puis régurgité finisse par devenir abstrait, étranger à son auteur, alors c’est que le moment est venu. Il doit être encore soumis à l’épreuve de la lecture orale, et puis il vivra quelques mois avant de s’éteindre dans la solitude des bibliothèques, de se faner sur quelque rayon d’une librairie, dans la remise de quelque distributeur; pour ce qui vous concerne, vous serez passé à autre chose depuis longtemps… Ainsi vont les livres.

Julien Sansonnens

Comme une boucle

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

Se demander comment ou pourquoi les choses ont commencé, de drôles de choses, c’est tirer un fil, il est rouge et torsadé, qui peut ramener loin en arrière. Pour ma part, il y a une sorte de «trinité» immense qui trône aux sources de mon désir d’écriture, une trinité à fois auguste et goguenarde. Pour évoquer l’un de ses membres, c’est un saut de plus de vingt ans dans le passé que je m’apprête à effectuer. Pour cela, il me suffit de promener la main le long des rayonnages de ma bibliothèque pour parvenir à la lettre «D».
Là, c’est Philippe Djian au complet qui me toise de toute la longueur de la rangée qu’il occupe presque entièrement. J’en tire Échine et Lent dehors. Ce sont les éditions de l’époque de Bernard Barrault, de beaux formats un peu allongés, consistants. Je les ai lus alors que j’étais au collège, j’avais dix-sept ou dix-huit ans, l’un d’entre eux m’avait été prêté par un ami enthousiaste et, emballé à mon tour, je m’étais procuré l’autre.
Ce sont ces lectures-là qui, dans un premier temps, m’ont insufflé, en une brise chaude et obsédante, le désir de devenir écrivain à mon tour. Il y avait dans mon souvenir, ce mélange de certitude, impossible de faire autre chose qu’écrire, non, de poisse, mais qu’est-ce qu’il faut ramer, oui, une forme de solitude, une façon de tirer le diable par la queue avec un rictus désabusé sur la gueule, de l’amertume, de la lumière, et tout était sublimé, dans mon regard de jeune adulte, par l’envie de devenir ce type, là, qui écrit et qui résiste. Pour être honnête, il y avait aussi une belle voisine, et sans doute que les scènes de sexe hautes en couleur dont Djian détenait alors le secret, il y avait ces grottes dont des sucs salés coulaient avec abondance, y étaient aussi pour quelque chose, dans ce désir de devenir écrivain.
À partir de tout cela, je m’étais forgé une certaine image de l’auteur, une image forcément trop romantique, presque mythique, comme une silhouette altière, découpée par le soleil levant, un avatar inatteignable, une image qui, bien sûr, ne fut pas féconde tout de suite, loin de là, et peut-être tant mieux, mais qui m’habita longtemps, qui m’habite encore, parce que cette silhouette au loin, hiératique et hautaine, j’aimerais que ce soit la mienne.
Ce n’est que peu avant quarante ans que je fus enfin à mon tour capable de trouver, ou peut-être de retrouver, ce que j’avais à dire, à ma manière, pour dans une sorte de grand mouvement continu écrire presque dans la foulée les trois tomes de la trilogie Solal Aronowicz. Peu après avoir achevé la rédaction du dernier volume, un peu sonné et désoeuvré à la fois, cette dernière ligne droite m’a beaucoup coûté, par l’un de ces petits clins d’oeil malins dont la vie a parfois le secret, j’ai justement eu la chance de participer à un atelier d’écriture donné par Philippe Djian en personne, Marcher sur la queue du tigre, à la Maison de Rousseau & de la Littérature à Genève.
C’est donc en présence, une présence qui n’avait évidemment rien à voir avec cette image aussi religieuse qu’inepte que je m’étais forgée, de l’écrivain qui représente une de mes premières sources d’inspiration que la première phrase de mon prochain roman, une petite histoire méchante et jubilatoire que j’eus beaucoup de plaisir à mettre en mots, j’avais besoin de me défouler, a été écrite. Pour une fois, elle est plutôt courte, la voilà: «Bien des années après, quand ce connard a planté un stylo-plume décoré de chrysanthèmes et de paulownias profond dans mon ventre, j’ai compris qu’il irait jusqu’au bout, avec méthode, avec passion.»

Florian Eglin

L’histoire malmenée de notre monde

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

Plutôt qu’un livre ou des livres qui m’ont marqué, ce sont des auteurs, aussi bien leur vie que leur œuvre, une certaine posture, qui ont suscité en moi le goût d’écrire. A commencer bien sûr par André Malraux.
Je suis assez âgé pour me souvenir de son appel en faveur des combattants de ce qui alors ne s’appelait pas encore le Bangladesh. Avant cela, c’est à une professeur de collège que je dois d’avoir découvert Les Conquérants. J’avais treize ou quatorze ans. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais j’étais fasciné. Depuis, je n’ai plus cessé de lire et de relire Malraux à qui j’ai consacré trois essais; je suis aussi l’un des auteurs du Dictionnaire Malraux (Paris, CNRS Editions, 2011).
Si je suis devenu journaliste, c’est sans doute à défaut d’avoir pu être  –  cela fera sourire  –  un aventurier. Ceux-ci d’ailleurs n’existent plus depuis longtemps, ainsi que le déplore Clappique dans les Antimémoires. «A gauche l’Inde, au nord le Siam, à droite la Chine et l’Indonésie…» A la suite de Malraux, j’ai mis mes pas dans les siens. Mon dernier roman, La Terrasse des éléphants, qui en est à sa troisième édition, se passe en partie au Cambodge. Mais plus encore qu’un décor, il lui doit un certain décentrement, une façon de se comprendre grâce et par l’autre. Et avec Malraux, en ces temps de retour de la barbarie, je veux à toute force croire que «la culture est l’héritage de la noblesse du monde.» La culture, qui «ne connaît pas de nations mineures», qui «ne connaît que des nations fraternelles.»
Malraux, mais aussi Aragon, cet impeccable romancier. L’Aragon du « Monde réel »  –  un peu nos Buddenbrook  –  et bien sûr de La Semaine sainte. L’un des plus beaux romans historiques que je connaisse, qui nous raconte cette chevauchée prodigieusement inutile vers le néant de la maison du roi lors des Cent-Jours. L’Aragon de La Mise à mort: «Ne te regarde pas comme cela dans la glace – dit Fougère». Toute écriture est un miroir dans lequel l’écrivain scrute son fuyant visage. C’est peut-être pourquoi j’ai tenu et publié à deux reprises un Journal. Toute littérature est peu ou prou écriture de soi, écriture du moi. Autofiction, dit-on aujourd’hui.
Je pourrais évidemment citer bien d’autres noms encore. J’en mentionnerai un: Jean Cocteau, l’artiste total. Cocteau, plus que jamais notre contemporain capital. A son propos, j’éprouve une sorte d’affection. Et le relire, l’entendre parler, revoir ses films, regarder ses dessins  –  j’ai passé plusieurs étés à Villefranche-sur-Mer  – me redonne courage, me rend quelques certitudes: «Ce que le public (la critique, les gardiens du temple littéraire, les philistins, la mode, les engouements passagers), ce que le public te reproche, cultive-le : c’est toi !»
De mon prochain roman, je ne vous dirai bien sûr rien. Encore que Cocteau, les miroirs, l’histoire malmenée de notre monde, voilà qui constitue déjà quelques indications. Quant à la première phrase, elle pourrait être en forme de question :
«– Vous êtes ici parce que vous y avez été actif autrefois ?».

Raphaël Aubert

Deux ou trois choses que je sais d’elle

J’avais 22 ans, je ne lisais quasiment plus après une enfance et adolescence à dévorer des bandes dessinées et les romans de Bob Morane ou de la bibliothèque verte. Comme le raconte si bien Bukowski dans sa préface à Ask the Dust  (John Fante), où que je regarde, j’avais l’impression que les étagères de la bibliothèque publique se moquaient de moi: la littérature ne me renvoyait aucun écho avec ma propre vie, mes expériences. Je cherchais des amis, mais n’en trouvais aucun, et j’ai fini par laisser tomber. Au fond, ce que je demandais était simple: de la surprise, de la remise en question, de la proximité, du style qui ne se lèche pas les doigts, de l’ironie. Du haut de ma jeunesse et de mon inculture – je n’ai pas été éduqué à lire – je cherchais instinctivement un jaillissement, une étincelle qui mette le feu et me ravage.
Bien sûr, je n’avais pas rencontré les bons. Ils arriveraient, pour sûr.
Je menais depuis trois ans des études poussives à l’université. Études que je me payais tout seul après avoir terminé mon baccalauréat. Mon père était un dur: il avait commencé de travailler à l’âge de 15 ans et voyait dans la fin de ces études intermédiaires qu’il entretenait avec ma mère (je bossais l’été, mais ça c’était pour me payer les vacances), comme une extrême limite au bon sens. Sans doute, n’avait-il pas tout faux… Bref, je suivais des cours de Science po à la fac, j’aimais bien la sociologie, l’écologie politique, alors je lisais les livres de socio et d’éco politique. Bien souvent, je manquais des cours à cause de mes boulots à la con: livreur de pizza, vendeur de détecteurs de faux billets, manutentionnaire… D’étudier me permettait de rencontrer des filles, de faire la bringue et de retarder l’échéance d’un constat désolant : aucun métier ne trouvait grâce à mes yeux. Mais au-delà du métier en lui-même, j’avais l’impression que l’arnaque était de taille, celle d’une société dont le fonctionnement réduisait le rôle de l’individu à une portion congrue au lieu de dégager ses potentialités. Peut-être que les germes de Proudhon ou de Marcuse faisaient grandir en moi la petite graine du refus, je n’en sais rien… (Je raconte tout cela, d’ailleurs, dans trois de mes romans « autobiographiques »: Le Cul entre deux chaises, Banana Spleen (épuisé, mais bientôt réédité), et un livre à venir en 2016: Permis C, tous trois publiés chez BSN Press). Quoi qu’il en soit, au bout du compte, je me suis convaincu que le journalisme serait ma voie. En dernière année de fac, je décroche une formation dans un quotidien local, le but étant de me faire engager par la suite et d’obtenir ma carte du registre professionnel.
Mais j’ai très vite déchanté. Le rédacteur en chef me gardait le soir au bureau pour que je réécrive mes articles. Je tapais sur une Olivetti Lettera 32, mes doigts étaient rouges et gonflés. Et là, j’ai compris comme une révélation, qu’au fond ce que je souhaitais, c’était écrire des histoires et non pas des articles. L’écriture serait ma bouée pour ne pas me sentir inutile à moi-même et au monde, faire de ma vie quelque chose qui me ressemble, ne pas suivre les traces du mode d’emploi développé à mon insu. Alors, bien sûr, entre le moment où j’ai pris cette décision et ma première publication à compte d’éditeur, beaucoup de temps a passé. Orienter sa vie vers l’écriture demande de la patience, de la pugnacité, de l’inconscience et peut-être aussi une légère dose d’arrogance. C’est aussi une forme de lutte et de combat qui va au-delà de l’écriture elle même : écrire équivaut à s’affirmer soi-même, à ne rien lâcher, à ne pas céder aux sirènes d’une vie confortable. Il faut être prêt à rester longtemps en marge et sur la brèche.
Alors, chaque fois que je publie un livre, ma joie est la même. Je ne sais pas ce que signifie d’être blasé. Aujourd’hui, je présente au « Livre sur les Quais » mon dernier roman Derrière les Panneaux, il y a des hommes (Finitude, 2015). L’histoire se déroule sur trois jours, entièrement sur une autoroute… Bouger pour ne pas mourir, comme le requin blanc.
Voilà, il n’y a pas de leçons à donner: seulement écouter, regarder, prendre la vie à bras le corps. Écrire, c’est un peu de liberté gagnée pour soi-même.

Joseph Incardona

Le père de Juliet c’est moi

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

I played Capulet, Juliet’s dad, when I was sixteen in a youth theatre production of Shakespeare’s Romeo and Juliet at the Old Vic Theatre in London. Really, I wanted to be Romeo: we all did; only the Nurse among the girls wanted to be in the play about a Nurse sorting things out instead of the one about Juliet falling in love; we all wanted the attention of being the ones to be loved. We didn’t like Romeo, who played it flaunting himself, and so we liked it when the first night came and all our jealous dreams about him came true. It happened like this: the Inner London Education Authority who organised us to put on the set text for schools had one of those days – like the one in Rosencrantz and Guildenstern Are Dead – when you flip a coin and it keeps coming up Heads: they only booked in girls’ schools. On the opening night we had an audience of a thousand teenage girls screaming their heads off in derision at Romeo trying to get past the line – O sweet Juliet, Thy beauty hath made me effeminate. Well, he was a bit limp, but we didn’t mean for them to tear him apart. He was like a mouse panting in the spotlight under an enormous black cat stretching out its claws from the darkness. Of course, they were only sharing that they all knew about first time nerves ending in impotence – it was part of the sex education we all got out of the play at school – but contempt for a performance not coming up to scratch can be cruel. It started with giggles – which in girls are infectious – and became the roaring sound of a mob starting to enjoy it, ready to pounce and kill anything that moved across the stage if it even opened its mouth. No one wanted to go on – not Capulets, not Montagues – none of the boys, not one of the girls. And seeing it from the audience point of view it must look funny when instead of making an entrance the actors get pushed on to the stage struggling in their costumes. Everyone was getting killed out there. It was blood all over the stage. Until I came on as Juliet’s dad, and grabbed her by the hair, ripped her dress open, and threw her across the room for disobeying me and meeting a boy. I even remembered to glare at Juliet’s mum, daring her to say anything (she didn’t have a line there, so she just turned away). You could hear a pin drop, the silence of Juliet sobbing. And that’s when the penny dropped. The dirty secret about who I was and what was going on for all those girls – I was my dad, jealously guarding the burgeoning sexuality of my teenage sisters against those lurking boys, and they, out there in the dark, were all my daughters, because what was going on in my house was going on in theirs. It was out of the closet, the dirty secret of sexual jealousy and violence between fathers and daughters, made public by the silence that surrounded it – the pin drop, the sobs. Now when I write, that experience of becoming my father to play Capulet informs the way I make characters. And the public silence of 1000 London teenagers has always sounded more thunderingly truthful to me than applause.

Gabriel Gbadamosi

L’Étranger… ne plus se sentir étrangère au monde

Tous les livres que j’ai lus m’ont donné l’envie d’écrire, c’est évident; quel qu’en soit le genre ou l’auteur, l’époque ou l’histoire.... Cependant, en y réfléchissant, j’ai compris que mon envie d’écrire était plutôt née de l’envie d’exprimer, de raconter et de partager. Exprimer des émotions. Partager des pensées et en discuter. Raconter une histoire et entraîner le lecteur avec moi. Jamais je n’aurais pu imaginer écrire un livre comme ceux que j’ai lus ou même un jour être moi-même publiée... Alors que l’envie d’écrire, elle, a toujours été là, simultanément à mes lectures. Parfois, elle les accompagnait, parfois elle s’en détachait. Elle s’est concrétisée quand, un jour, l’une de nos professeurs de français au collège nous a demandé d’écrire une dissertation sur le livre qui nous avait le plus fortement marqué.

Tout est apparu comme une évidence lorsque je me suis rappelé la première phrase de L’Etranger d’Albert Camus: «Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.» Albert Camus et l’Etranger. Meursault et sa personnalité. L’existence, l’absurdité de notre condition humaine, de nos émotions et de nos sentiments. Le détachement de Meursault de ce qui me paraît le plus important: l’émotion, le sentiment.
Meursault m’a donné l’envie de prendre le contrepied et d’exprimer la vie, les sentiments et les émotions face à cette existence absurde. Albert Camus a toujours été une source d’inspiration pour moi et c’est la lecture de L’Etranger qui m’a donné l’envie de ne plus être étrangère à moi-même et donc de ressentir, d’exprimer et de partager des émotions par l’écriture. Il s’agit du seul moyen d’expression, selon moi, qui ne permet de ne pas mentir et oblige à relater les choses telles qu’elles sont, bien sûr selon une perception propre à chaque auteur.

Puis vinrent La Chute, Les Justes, L’Homme Révolté, Le Mythe de Sisyphe... La lecture de l’œuvre d’Albert Camus m’a également incitée à vouloir être un témoin de mon époque, de mon temps. Relater, mettre en perspective et interroger, donner un sens à ce qui n’en avait pas, faire comprendre et apprendre.

Écrire un roman policier comme L’Ogre du Salève, essayer de comprendre la naissance du mal et ses origines, en contemplant l’influence du passé de chacun et de l’Histoire sur le présent, était un premier pas...

La première phrase de mon prochain roman est plutôt un questionnement sur les différentes perceptions de la vie et l’importance des croyances que nous pouvons avoir d’un côté ou de l’autre du globe : «KARMA. Cinq lettres en majuscules. Tout n’est qu’une question de Karma. Qui en décide ? Nul ne le sait ; il réside en vos actions, votre cœur, il est autour de vous, en vous.»

Mon prochain roman s’intitule Impasse khmère et se déroulera entre le Cambodge et la Suisse......

Olivia Gerig

Quitter la tribu

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

Parmi les livres qui m’ont donné l’envie d’écrire, il y a les Vies minuscules (1984) de Pierre Michon mais aussi ceux d’Annie Ernaux, de Thomas Bernhard, de Jean-Marc Lovay et tant d’autres.

Dans ces sillages, Séismes (2013) et Haut Val des loups (2015) voudraient être des récits intimes et impersonnels à la fois, emplis de violence sourde, celle que l’on subit en route vers l’âge d’homme. Mais aussi, éclatant d’un rire libérateur. Je voudrais en peu de mots dire tout un monde qu’un ethnologue mettrait mille pages à expliquer.

Peut-on sans danger être le scribe de sa tribu d’origine ? C’est périlleux: on est trop impliqué, ou trop hors jeu.

Et je n’aurais jamais pu écrire ces livres si je n’étais pas parti, si je n’avais pas quitté ma tribu première. Si je n’avais pas rompu, en quelque sorte, le silence que s’imposent ceux qui y vivent quant à la domination masculine, aux disparités économiques, au clanisme familial, aux normes sexuelles.

Comme Pierre Michon (ou comme Annie Ernaux, Thomas Bernhard, Lovay et tant d’autres) je voudrais écrire pour l’élucidation, et peut-être pour la profanation du sacré indigène, dans un geste profondément politique.

Jérôme Meizoz

De la terre à la lune

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers
Lorsque l’on me demande quel est le livre qui a suscité en moi l’envie d'écrire, je réponds sans hésitation : pas un livre, mais un auteur.  Jules Verne.
Voici un homme qui a généreusement nourri mon adolescence. Il lui a apporté le goût du voyage, du dépaysement, de l’aventure, du défi, du refus des conventions, et l’envie de croire à l’impossible.
Aujourd'hui encore, s’il m’arrive de me replonger dans « Vingt mille lieues sous les mers », les premières lignes me font aussitôt l’effet d’une « madeleine » et raniment des heures jubilatoires : « L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrés sur mer avec une « chose énorme », un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine. » L’accroche est parfaite. Comment résister à l’envie de poursuivre, de tourner la page, de dévorer le premier, le deuxième, et tous les chapitres qui suivent ? Il existe un terme anglo-saxon pour qualifier cette attraction qui n’a pas vraiment d’équivalent dans la langue française un : page-turner, que l’on pourrait traduire par : un « livre-aimant », dans le sens d’aimer ou « qui aimante ». Mr Verne en fut peut-être l’inventeur.
Entre les « Enfants du capitaine Grant », « Michel Strogoff », « Le Tour du monde en quatre-vingts jours » et « De la Terre à la Lune », on n’en finit pas de s’évader, de voguer tel le Nautilus vers des mondes extraordinaires. Le but premier de la lecture n’est-il pas précisément de décrocher du quotidien, d’embarquer pour le rêve et de s’identifier aux héros que l’on croise à travers les pages ?  En tout cas, je suis persuadé que mon goût irrépressible pour les changements de décor me vient de ces romans. L’Égypte, l’Espagne, la Flandre, l’Écosse, le Moyen-Orient, l’Afrique du Sud et j’en passe. J’ai aussi, à ma manière, et avec plus ou moins de bonheur, écumé les mers et les terres, et tenté de vivre ou de faire revivre mes premières joies littéraires. Ai-je eu raison de varier ainsi les lieux et les thèmes, de ne pas m’en tenir à une ligne éditoriale stricte ? Que de fois n’ai-je entendu qu’il est essentiel qu’un écrivain reste sagement dans sa « case », et « fidélise » le lecteur ou la lectrice. On ne passe pas impunément de la biographie au roman, du roman au polar, du polar à l’essai. La pauvre Agatha Christie en sait quelque chose, à qui ses admirateurs n’ont jamais pardonné le moindre écart. Point de salut hors d’Hercule Poirot.
Tant pis, je plaide coupable et réclame Mr. Jules Verne à la barre.
D’ailleurs, je suis un cas désespéré. Pour preuve, mon prochain commence par : « Non, il ne s’agit pas d’un roman. »
On ne se guérit pas.

Gilbert Sinoué