Interview de Tiziana Mona

Lorsqu’on parle de la littérature tessinoise, quelle est la question qu’il faut poser en premier ?

Très probablement, vu l’exiguïté du territoire, de la population et de la situation linguistique et culturelle. Il faudrait se demander s’il existe bel et bien une littérature tessinoise. Il serait d’ailleurs préférable de parler, par exemple, d’une « littérature italienne produite au Tessin ou dans les vallées grisonnes de langue italienne»? Même quand il décrit son milieu d’origine, qui est parfois différent par rapport à l’Italie, l’écrivain tessinois rêve en effet d’un public italophone tout court.

Le fait même de parler de « littérature tessinoise » est, en soi, une sorte de provocation très efficace car elle a le mérite de prendre ou reprendre la mesure d’un petit monde des lettres cantonal et de le re/mettre face à ses motivations, qu’elles soient littéraires, esthétiques, où encore politiques.

La question de l’existence d’une littérature, voire même d’une culture, tessinoise de souche est de toute façon assez récente: dans les années 30 du XXe siècle on a assisté à une recherche identitaire forte (avec des anthologies littéraires, des dictionnaires du patois, des recueils des chansons populaires), en réaction à la vague d’immigration germanophone (dès 1882). Des écrivains comme Calgari ou Zoppi se sont alors faits les chantres d’une « voie suisse à l’italianité », matinée de patriotisme et de vocation champêtre. Mais cette vision passablement idyllique du Tessin a été contestée par la génération suivante, avec Bianconi ou Martini par exemple, et s’est ensuite estompée. Les écrivains actuels se sont évidemment tout à fait éloignés de ce type de préoccupations identitaires.

Les écrivains tessinois ont-ils le même genre de rapports avec l’Italie que les Romands avec la France ?

A la base, je crois que chaque écrivain suisse vit une condition périphérique par rapport à sa langue maternelle et à aux littératures de référence des grandes cultures voisines. Cela dit, il faut aussi préciser que l’Italie n’a pas une capitale culturelle incontournable (telle que Paris pour la France) et que la littérature italienne connaît bien des déclinaisons linguistiques régionales. Cette condition périphérique pèse relativement peu, d’autant plus que des nombreux écrivains tessinois du XXe siècle maîtrisaient un italien impeccable, qui leur avait été appris à l’école.

Par la force des choses, les écrivains tessinois connus à l’extérieur de leurs frontières ont déjà une belle carrière derrière eux. Existe-t-il une relève active et talentueuse ?

Oui, il y a une relève, surtout en poésie, sur les traces des maîtres comme peuvent l’être Giorgio Orelli, puis Fabio Pusterla. Mais pas seulement, car les jeunes auteur/es puisent dans la littérature non seulement italienne, mais mondiale. Et leur écriture en ressort variée et prometteuse. Il en est ainsi de la prose, tout aussi intéressante. Les thèmes traités par les nouvelles générations sont différents par rapport aux thèmes privilégiés dans le passé. La question est donc de savoir si le public non-italophone est prêt à lire des écrivains tessinois qui parlent d’autre chose que de montagnes, d’alpages, etc.

La relève tessinoise s’exprime aussi  à travers les revues de création littéraires, qui ont parfois une vie courte faute de moyens, mais qui, même grâce à cette nature éphémère, remuent les eaux et les esprits endormis.

Depuis le milieu du XXe siècle, de nombreux écrivains tessinois ont été édités en Italie ? Avec quel impact ?

Pour un écrivain suisse de langue italienne, la vraie reconnaissance au-delà des frontières ne peut arriver qu’au moment où ses œuvres sont connues en Italie. Pour cela, il n’y a qu’une possibilité : il faut publier en Italie, pas au Tessin. L’impact est alors ressenti de manière retentissante en Suisse, naturellement.

Il y a des cas rares, mais précieux, d’auteurs ou d’œuvres qui par ce biais trouvent une place dans le panorama de la littérature italienne. Un exemple particulier est celui de Enrico Filippini: tessinois d’origine, il s’exile très jeune et devient, en Italie, un acteur important de la vie éditoriale, littéraire d’avant-garde, et un traducteur d’œuvres majeures de la littérature allemande en italien. Il faudrait aussi préciser que la présence des auteurs suisses de langue italienne en Italie est bien plus ancienne : dès les XVIIe-XVIIIe siècles les intellectuels de la région italophone de Suisse entretiennent des relations privilégiées avec leurs voisins italiens ; le premier traducteur de Molière fut l’Abbé Riva de Lugano et, pendant les siècles suivants, les écrivains du Canton (indépendant dès 1803) se sont considérés comme des écrivains italiens et ont travaillé dans les capitales culturelles de la Péninsule, notamment à Bologne et Milan.

Quelle est la santé des maisons d’éditions tessinoises ?

Ce sont de petites maisons d’édition, très petites même, qui font face à une concurrence énorme de la myriade de maisons italiennes de toute taille. Néanmoins, certaines d’entre elles font preuve de courage et d’initiative, notamment en publiant des volumes très soignés, en prenant le risque d’éditer des auteurs débutants et des genres moins “vendables” comme la poésie. La qualité des ouvrages publiés aujourd’hui au Tessin est remarquable. Il y a aussi de plus en plus d’ouvrages qui sont très bien traduits dans d’autres langues nationales.

L’enclavement géographique du Tessin par rapport à Suisse, l’absence d’université est-elle en frein au développement de la culture ?

L’Université de la Suisse italienne existe depuis presque 20 ans. C’est une petite structure, très jeune, qui puise sa force dans sa vocation d’université très internationale. Il est sûrement difficile de mesurer son apport direct à la culture du canton, qui se construira probablement à plus long terme

Ce qui permet au Tessin de se désenclaver culturellement c’est peut-être paradoxalement son étroitesse, son isolement, sa condition de minorité, et le manque de ressources financières et structurelles. Des centaines de Tessinois ont quitté leur pays pour aller étudier, très souvent dans une autre langue, ou pour travailler ailleurs, et les Suisses italiens (non seulement les intellectuels) sont des vrais polyglottes.

Les acteurs culturels ont été poussés à aller voir, chercher, se ressourcer ailleurs – au sens large du terme, pas forcement physiquement – pour revenir enrichis de cet ailleurs. De retour, ils sont accueillis par des maisons d’édition certes petites, mais entreprenantes et ouvertes, par plusieurs festivals de littérature, de traduction, par des médias culturels et un public curieux et nombreux, ce qui est réjouissant et relativement surprenant compte tenu de l’exiguïté de ce monde culturel.