Imaginez. Vous vous promenez, un samedi ensoleillé qui a l’air d’un dimanche, dans cette Grand’Rue qui traverse la vieille ville de Morges de part en part, cette rue piétonne, large, accueillante, avec ses pavés saumon, roses, lie de vin, ses terrasses et les derniers échos de son marché. Vous avez le cœur en fête parce que vous savez ce qui vous attend en haut de ce vieil escalier qui a, un jour, il y a bien longtemps, été celui de l’Hostellerie des Trois-Rois.
Une fois que vous avez poussé la porte de Moyard, ce magasin qui semble avoir l’âge de la ville, vous caressez du regard ces meubles de style qui rythment votre approche, de pièce en pièce, jusqu’à ce boudoir avec ses rires qui bientôt seront chuchotements puis silence attentif. En vous asseyant sur un de ces fauteuils capitonnés qu’une bonne âme a pris le soin d’arranger en demi-cercle, vous jetez discrètement un œil à l’étiquette qui pend à son accoudoir: s’il est aussi confortable qu’il en a l’air, vous l’emporterez sans doute en souvenir. Déjà, vous vous sentez à la maison.
Cet auteur dont vous avez partagé la vie pendant ces trajets en train devenus brusquement trop courts, pendant ces soirées qui s’évaporent et débordent plantureusement sur vos nuits, cet auteur tant attendu s’assied là, en face de vous, juste à côté de la grande cheminée en marbre de ce Confessionnal du Livre sur les quais. Votre bonheur, naturellement, est à son comble: enfin, pendant ces quelques poignées de minutes avant qu’un autre écrivain et puis un autre encore ne prennent la place de votre élu, vous allez pouvoir couler sa voix dans les mots dont il a couvert ces pages que vous avez dévorées! Alors vous fermez les yeux et, cette voix, c’est sur votre peau que vous la laissez couler.