C’est à cause du lac

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Le Livre sur les quais c’est à cause du lac. Il n’y a rien de plus fantastique que d’y arriver tôt le matin, d’entrer sous la grande tente et de voir le soleil qui tigre toutes ces tables blanches avec ces milliers de jaquettes toutes en couleurs. Il y a plein de cartons empilés derrière les tables, des milliers de livres ont été transportés les jours précédents, disposés pendant la nuit. Les bénévoles de l’organisation s’affairent déjà, on les voit avec leur petit chariot plein de bouteilles d’eau et de petits pains.

Les auteurs arrivent tranquillement, vont prendre leur place, réajustent leur coiffure, se grattent la tête ou baillent aux corneilles, mal réveillés. Tôt le matin, on parle rarement de soi mais on s’informe à propos des autres. T’as vu untel ? C’est à quelle heure la table ronde ? Le bateau-causerie-conférence c’est pour quand ? J’ai déjeuné à la même table que le très grand fameux connu écrivain, c’est comment son nom déjà ?... Non, mais hier soir, franchement, celle-là, c’est quand même pas le Médicis hein !... Noonnnn ! Tu dédicaces en face de lui ?... T’es pas mal à l’aise ? T’as vendu beaucoup, toi ?...

Les deux années où j’étais présente il y avait un soleil à tout casser : les écrivains en manches courtes, en short, décontractés, l’ambiance unique. J’aime aller au Livre sur les quais parce qu’en attendant ma séance de signature je vais me baigner pour me rafraîchir. Je regarde toute cette agitation tranquille depuis le lac. Je vois la navette française aussi, le bateau qui arrive de Lausanne, celui qui repart vert Genève.

Vous connaissez beaucoup d’endroits au monde où un écrivain peut se baigner, avoir les pieds dans l’eau et la tête sous le soleil en attendant de revenir vers le quai, se sécher, s’habiller et aller s’installer tout frais pour une bonne séance de signature avec des lecteurs qui ont toujours le sourire ?... C’est en septembre et il a toujours fait beau.

Louise Anne Bouchard

La piscine

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

J’avais tout prévu. Les stylos pour les dédicaces, les baskets pour courir autour du lac Léman le matin et le maillot de bain. Recherche sur Internet pour trouver l’adresse de la piscine municipale, le soleil semblait de la partie, c’était l’occasion.

Quelle chance, la piscine se trouvait juste à côté du salon. À pied, on mettait cinq minutes. Le jogging le matin avait été bienfaisant, je me réjouissais de la séance natation. Parce que les salons, c’est du partage, des lecteurs, des rencontres, mais sans aucune lassitude c’est quand même souvent similaire. Moi la Française, je venais faire un salon en Suisse, c’était assez nouveau, et assez excitant. Surtout que Le livre sur les quais on m’en avait parlé, c’était classe.

Alors j’avais envie de savourer jusqu’au bout et le soir il était prévu le cocktail au bord de l’eau avec les vagues qui viennent s’échouer contre les rochers et le bon vin qui ravive la bonne humeur, alors je misais sur un package "bien-être" total.

Traversée d’un parc, des enfants en roller, des mamans qui papotaient en surveillant du coin de l’œil, mon sac de piscine qui me chatouillait l’épaule.

La piscine.

Comme chaque fois que j’entreprends un acte nouveau, j’ai une appréhension, mais là, l’envie était mordante au creux du ventre et j’ai avancé. Un type m’a accostée et m’a proposé des billets d’entrée moins chers, voire même gratuits. J’ai dit oui, j’en ai achetés. Moins chers.

Pas de casiers pour ranger son sac pendant qu’on nage et comme une idiote, je n’avais pas osé laisser mon ordi portable sur le salon, il était dans mon sac.

Pas vraiment bien joué.

Tant pis, j’y étais, j’allais jusqu’au bout.

J’ai repéré une jeune femme seule avec sa petite fille, je lui ai proposé de l’argent pour garder mon sac, elle ne pouvait pas, surveillait sa fille. J’ai repéré le maître nageur, debout sur un banc qui surveillait les deux bassins, une fois un coup d’œil devant, une fois un coup d’œil derrière.

J’ai glissé mon sac sous le banc juste en dessous de ce vigile et j’ai vu alors. Le bassin.

Majestueux.

Olympique.

Des longueurs incroyables.

Sous un soleil joyeux.

Alors je suis entrée dans le bassin. Et j’ai nagé.

J’avais tout prévu. Les stylos pour les dédicaces, les sourires, les lecteurs, les rencontres, voir Eric-Emmanuel Schmitt, retrouver des auteurs amis, courir autour du lac Léman, mais ça, je n’avais pas prévu. Ce bonheur de nager dans un bassin divin aux dimensions incroyables au milieu d’inconnus.

Il est des salons qu’on n’oublie pas. Allez savoir pourquoi...

Calouan

Le trajet d’une rivière

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

C’est ma première fois.

Il fait chaud sous la tente blanche dressée sur nos têtes, dans laquelle se confondent sueur des uns, brouhaha des autres, habits bariolés des badauds, cliquetis de tongs et pleurs d’enfants fatigués de suivre leurs parents dans le dédale des livres et des auteurs.

La place que l’on m’a assignée se trouve juste à côté de celle d’Anne Cuneo, dont les ouvrages occupent non seulement une bonne partie de la table mais également un tourniquet, témoin de sa production foisonnante au fil du temps. La température monte subitement de quelques degrés.

Les lecteurs assidus de ma voisine s’alignent sagement sur une dizaine de mètres, prêts à attendre longtemps pour quémander une dédicace. Ils défilent les uns après les autres devant moi, jettent un coup d’œil distrait à mon recueil de nouvelles, osent parfois le prendre en main et en lire le titre pour le reposer ensuite avec la plus grande discrétion sur le haut de la pile. Comme eux, je prends mon mal en patience.

Vers midi, Anne Cuneo s’absente pour prendre part à un débat. Après deux heures de chômage technique, je pense que ça va être mon tour. Je jubile. Mon heure est enfin venue d’apposer mon mot et mon paraphe sur l’un de mes livres. Je suis pleine d’espoir, même si les visiteurs continuent d’arpenter les couloirs sans faire mine de s’intéresser ni à ma personne ni à mon œuvre.

Enfin, j’aperçois une femme qui m’observe avec curiosité, puis s’avance d’un pas hésitant. Dans ma poitrine mon cœur bat la chamade, mes mains sont moites. Elle se tient maintenant juste devant moi, me sourit, s’empare d’un livre sur la table en un tournemain et me demande une signature. Je suis aux anges. Je réponds que bien sûr, avec le plus grand plaisir. J’ouvre alors le volume et en découvre le titre : Le trajet d’une rivière.

– Au fait, c’est bien vous Anne Cuneo ?, ajoute-t-elle. Parce que je n’étais pas sûre…

Silvia Härri

(Photo © Philippe Pache)

Un nouveau visage

Pour son cinquième anniversaire, Le livre sur les quais a décidé de s’offrir une nouvelle identité visuelle. Le comité de l’Association a fait appel à François Dulex pour imaginer une proposition modulable, sorte de boîte à outils élégante et simple, qui pourrait aisément être déclinée sur différents supports.

Le graphiste est allé chercher le nouveau visage de notre manifestation dans les entrailles d’une vieille Olivetti Lettera 22, machine à écrire légère et robuste, très prisée par les écrivains d’avant les ordinateurs portables. Quand les employés d’un atelier typographique anglais emménagent dans leurs nouveaux locaux, ils tombent sur cette relique oubliée dans un coin et c’est le coup de foudre : ils décident de s’en inspirer pour forger une nouvelle famille de chiffres et de lettres.

En amoureux des caractères, François Dulex a tout de suite senti que cette police, à la fois courante et recherchée, était celle qui pourrait incarner l’esprit convivial de notre manifestation : on y sent les feuillets encore chauds posés par l’écrivain devant ses lecteurs prêts à discuter avec lui de leurs premières impressions. C’est ainsi que Le livre sur les quais est devenu la première phrase d’une palpitante aventure à écrire ensemble.

Un mélange d’appréhension et d’excitation

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

La nuit a été courte. Comme à chaque première fois, je suis dans un état second, un mélange d’appréhension et d’excitation. Il faut dire que cette première fois est une première fois de taille. Serai-je à la hauteur ?

Je jette un coup d’œil au miroir, arrange un peu mes cheveux, rajuste ma robe. La silhouette qui s’y reflète me satisfait. Celle-ci me fait une grimace avant de disparaître.

J’entends la pendule qui résonne dans la cuisine. Encore quelques minutes avant de partir. Je vérifie rapidement mon sac. Une paire de bas de rechange (je déteste les bas effilés), un parapluie (afin qu’il ne pleuve pas), mon stylo fétiche, des bonbons à la menthe (c’est important d’avoir une haleine fraîche), mon porte-monnaie, et quelques bibelots propres aux femmes. Je crois que je suis prête…

Les secondes de l’horloge avancent au ralenti. Le temps qui normalement s’échappe semble vouloir se suspendre… Je réprime mon impatience et laisse mes pensées vagabonder du côté de Morges. J’imagine le lac, le soleil qui s’y reflète, la tente, mon nom au-dessus de ma place. Est-ce que mes livres intéresseront les visiteurs…? J’essaie de ne pas trop y penser. Je me demande à côté de quels auteurs je serai assise… Je ne lâche pas la pendule des yeux. Encore une minute. J’enfile mes chaussures à talons, lisse ma robe d’un geste rapide et j’ouvre la porte pour sortir.

Le soleil rayonne, l’air est doux. Je sens, je sais alors que ce week-end au Livre sur les quais sera magique !

Rachel Maeder

De ma libraire d’enfance

De ma libraire d’enfance, de pains changés en livres, d’une ancienne camarade d’école et d’autres plaisantes rencontres

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Quand je reçois une invitation au Livre sur les quais, je me rends compte que la coorganisatrice de la manifestation, Sylviane Friederich, n’est autre que ma libraire d’enfance. Une fois par semaine, j’allais à Morges, où avaient lieu mes cours de violoncelle. J’achetais des livres à la Librairie Couvaloup avec l’argent que me confiait ma mère pour acheter du pain. J’y entrais comme dans un lieu sacré, intimidé, mais heureux. C’est là que j’ai découvert Crime et châtiment, Les Frères Karamazov et les autres romans de Dostoïevski et de Tolstoï, les dialogues de Platon – dont l’Apologie de Socrate, qui m’a longtemps parue être la chose la plus merveilleuse qui ait jamais été écrite –, À rebours, de Huysmans, L’Antéchrist, de Nietzsche ou encore De Profundis et les œuvres complètes d’Oscar Wilde, que j’avais commandées d’une voix tremblante.

En arrivant à ma table de dédicace, j’ai l’agréable surprise de reconnaître en ma voisine, Cali Keys, une ancienne camarade d’école. Nous plaisantons et rions beaucoup. Je fais la connaissance de mes autres voisins : Manon Leresche, qui me dédicace un exemplaire de son poignant récit, Jenny Sigot Müller, Alphonse Layaz, Gilles de Montmollin, Sabine Dormond et Pierre Yves Lador, avec lequel je parle longuement d’Henry Miller. Quelques mois seulement se sont écoulés depuis le jour où j’ai apporté mon manuscrit à l’office de poste d’Yverdon-les-Bains.

Je passe un agréable week-end, entouré par une équipe de bénévoles très attentionnés, à échanger avec les personnes qui me font le plaisir de venir me voir ou de s’arrêter un instant. Quentin Mouron me salue amicalement, Cédric Pignat – l’auteur des Murènes – vient acheter mon livre, je croise Antoine Jaquier dans les toilettes du Balzac et j’ai l’impression de feuilleter Femina quand je vois Fred Valet, qui passe devant moi pour aller à la buvette. Plus tard, je vais débattre de « la relève littéraire suisse » avec Elisabeth Jobin, Noëmi Lerch et Julien Maret.

Vendredi matin, une dame au regard empreint de gentillesse me demande une dédicace. Elle revient le lendemain et me dit qu’elle a lu la première partie de Babylone et qu’elle aimerait prendre un autre exemplaire pour l’offrir. Lorsqu’elle revient dimanche, elle me dit qu’elle a fini les trois cent quarante pages de mon livre et qu’elle est sûre que je deviendrai un grand écrivain. Le week-end prend fin et je rentre chez moi certain d’avoir eu raison de consacrer six ans à écrire ce roman.

Baptiste Naito

(Photo © Xavier Nussbaum)

Le succès d’une love story

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

D’abord, ça a lieu au mois de septembre, le mois le plus tendre, comme le chantait Nougaro. A peine arrivé sur les lieux, on note l’imposante tente blanche qui jouxte le lac d’un sublime bleu d’acier. Il n’y a pas à dire, le cadre est idéal pour une idylle! Rien à voir avec les grandes halles industrielles, illuminées de néons, auxquelles on est habitué. Malgré la touffeur, on y pénètre pour assister à la cérémonie. On attend avec impatience que le discours soit terminé, pour aller boire et rire avec nos camarades au cocktail d’inauguration, mais, en tendant l’oreille, on se surprend à aimer ce qui est dit là par l’élue locale, laquelle souligne la nécessité absolue que le salon reste un événement chaleureux et populaire, pour finalement succomber au charme des propos d’une Nancy Huston digne, engagée et généreuse.

Le lendemain, on flirte un peu avec ses voisines de table, histoire de faire connaissance, de savoir ce qu’elles ont dans le ventre et sous la couverture de leur livre que l’on acquiert pour le plaisir de prolonger après le salon cette discussion imposée, d’abord maladroite et banale, et, à mesure que les heures passent, à laquelle on prend goût.

On signe avec gratitude ses ouvrages aux lecteurs, qui ensuite se rendent aux caisses, les bras chargés de livres, qui sont déjà les leurs - les paraphes, preuves matérielles d’une rencontre unique et singulière, l’attestent. Ils y payent de bonne grâce ces ouvrages qu’ils ont déjà apprivoisés.

Alors qu’on tend en même temps un ticket repas dans le jardin du Casino, des amitiés se tissent entre les auteurs. Quand on est chanceux, une amourette peut même naître entre nous et un écrivain d’expression française avec lequel on correspondra fébrilement pour finalement, avec la distance et le temps, devenir de bons amis.

On s’éprend d’une vision du monde ou de la littérature, lors d’un des débats, au thème certes un peu englobant pour permettre à chacun d’y trouver sa place, mais qui donne à entendre un timbre de voix, une gestuelle ou un sourire qui nous rend soudain une œuvre plus familière.

Les cafés défilent, apportés par les bénévoles, les âmes de la manifestation, au don d’ubiquité et à la diligence rares, auxquels, si on était Eddie Barclay, on offrirait du champagne pour les remercier de nous rendre le séjour si appréciable. En attendant, on leur déclame notre amour et notre reconnaissance pour leur sollicitude. Il est vrai que le vin a peu à peu remplacé le café, mais, c’est connu, l’ivresse ne fait que révéler nos convictions profondes.

Le soir, on croit rêver. On se pince, mais la vision de cette multitude d’écrivains installés sur les chaises au design vintage de la maison Moyard - sur des Eames, des Panton et des Le Corbusier – occupés à échanger des propos sur la littérature est bien réelle. On se dit que l’on a bien fait de ne jamais avoir cédé à la tentation tenace d’un « tout sélectionner », « tout effacer ».

En after, on commence à tutoyer tout le monde, parfois après y avoir été invité, parfois, avant. On tourbillonne dans les ateliers Moyard sur des notes de musique électronique qui scintillent avant de disparaître dans la nuit déjà bien avancée. On rate le premier train et, le lendemain, on est encore plus aimable que la veille, car on sait que ce ne sont pas les lecteurs qui parlent plus fort ou le soleil qui darde avec plus de virulence ses rayons sur la tente immaculée, mais que notre gueule de bois doit bien y être pour quelque chose.

Laure Mi Hyun Croset

(Photo © Whitebalance)

 

Le livre du bleu sur les quais

 Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Je tends mon ticket resto. Pas n’importe lequel, pas un sésame de salarié qui me permet, entre poire et fromage, d’économiser deux balles. Non! Un ticket du "Livre sur les quais", catégorie "auteur". Oh, infime la hauteur mais, pour la première fois, je suis de l’autre côté de la plume. Mon bouquin est sorti il y a une semaine à peine et je tiens mon symbole dans une main, comme Amélie, Pierre (un autre), Metin ou mon pote Max! Le ticket en l’air, lalalère...

Je suis un écriveur. Un an auparavant, c’est un micro que je tendais. Un souvenir un peu amère pointe: je m’étais fait moucher par une dame, une grande dame écriveuse. J’avoue avoir eu l’arrogance de lui renvoyer une question. Qu’espérait-elle des visiteurs des quais? J’attendais quelque chose de bien senti, un truc que seuls les écrivains pas vains savent inventer, avec des tripes sur la table et une intelligence à péter de bonheur. Et voilà qu’elle sort un machin tout mou, des mots qui ne sentent rien, même pas le bois de leur langue, avec "Morges", "soleil" et "lac" dans la même phrase. Non! Pas celle dont je rêve les romans mille nuits encore après lecture! Je lui dis "d’accord, mais avec le cœur maintenant"... La dame me regarde comme si j’étais un cafard laqué et elle me plante là, bouche et micro ouverts.

Cette fois, j’y suis. J’ai un livre de bleu sur les quais. Notez bien qu’avec la couleur du lac derrière, le bleu fait un peu ton sur ton. L’impression de la transparence est réelle. Observez le coin où l’on vous place d’abord. Moi, c’était dans la zone "cuisine", entre un bouquin de recette végétalienne et un recueil végétarien. Je me suis demandé ce que je faisais là. D’autres aussi, en lorgnant sur le cool coulis coulant de mandarine de mon chouette voisin. J’ai vaguement promis une dégustation de tartare, de viande au bleu, un truc au rouge qui tache. Mais, à défaut de marquer la littérature culinaire d’une marque indélébile, j’ai bien aimé être là, avec mes compères végés, en sandwich pas casher entre les deux. Cela donnait un petit souffle de légèreté.

Le plus drôle a été le débat. Alors que mon #manteaurouge n’a rien d’un policier, j’ai été sollicité pour une table ronde consacrée au "polar dans tous ses états". Le mec qui remplissait les cases n’avait pas lu, normal, et un bleu, ça se case ou on peut! Pourquoi pas avec Monfils (Nadine, que j’adore comme ma sœur), auteur de polar drôles et déjantés. Gérard, l’animateur de la table, avait lu le bouquin et il a parfaitement su louvoyer entre le rouge et le noir, la pro et le bleu. À la fin, je me suis dit qu’aux premières pages du "manteau", avec ce camion de bois, on pouvait imaginer le début d’un polar d’enfer pour démasquer, in fine, un trafic de cure-dents. Stuzzicadenti, comme on dit en italien. J’aime bien ces mots qui dansent quand on les prononce et dont la musique dit le sens. Littéralement, c’est "agacer les dents".

Le garçon me rappelle à ma commande et s’empare de mon ticket resto. Il demande quelle cuisson et j’entends mes yeux lui dire, avant moi: saignant!

Pierre Crevoisier

(Photo © Norbouphoto)

Deux soeurs

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Cette année-là, un peu par hasard, j’avais lu Deux sœurs de M. Layaz. J’avais beaucoup aimé, adoré et comptais saisir l’occasion du Livre sur les Quais pour féliciter l’auteur.

Mais à chaque fois que je passais à sa table de dédicaces, il y avait toujours un type, un blond-grisonnant, assis à sa place. Qui m’énervait celui-ci... Pour qui se prenait-il, bon sang ? Pour son éditeur, son amant ?

Moi, je voulais rencontrer Michèle.

Michèle ou Michel ?

En levant les yeux sur la pancarte qui surplombait son coin de table, je réalisai soudain, après trois jours de salon et de nombreux va-et-vient, qu’il s’agissait de Michel. Sans « e ».

– Vous… vous êtes Michel Layaz ? l’avais-je questionné.

– Oui, pourquoi ? avait-il répondu.

– … Euh… J’ai lu Deux sœurs. Votre écriture y est si… si… vicieuse que je pensais que vous étiez… une femme.

J’ai eu l’air d’une idiote. Tant pis ! Tant mieux : nous avons ri, et deux Livre sur les quais plus tard, derrière la grande tente, au bord du lac Léman, nous avons échangé notre dernier roman.

Mélanie Richoz

(Photo © Cramatte)

Mon Livre sur les quais

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Après le billet plein de couleurs d’André Ouerdnik, je n’aurais plus grand-chose à ajouter à la peinture si vivante de ces belles journées. Elles gardent pour moi les reflets d’un tableau familier et inédit. Mes lecteurs savent que je suis… Morgien, que je l’ai été jusqu’à passé vingt-cinq ans. Dans mes autofictions de jeunesse, je n’ai pas été tendre avec ma ville natale, lorsque, par exemple, dans « Appel d’Air », je l’affublais du sobriquet ironique de « New Versailles ». À l’époque, Morges semblait être sortie d’un scénario de Chabrol, avec ses vieilles élites finissantes, son industrie fleurissante, ses rues populaires aux façades affaissées, comme un air d’avant-guerre. J’habitais dans le logement familial, là où vit encore ma mère, avenue de la Vogéaz, un vilain préfabriqué flanqué d’un toit pyramidal ridicule, comme un chapeau trop petit sur une trop grosse tête plate. J’ai quitté Morges pour Lausanne, pour ce qu’elle était alors…

Mai 2013, avec Cyril, nous avons emménagé rue Louis de Savoie ; un étrange tricotage de déconvenues locatives et de hasards nous y a menés. Cela avait commencé par un songe, dont je me suis éveillé plein de confiance et de joie. Fin janvier, j’avais rêvé de cet étrange appartement dans lequel on entrait sous les combles, fait de trois ou quatre niveaux, d’une vue sur le lac et d’un sentiment de paix profonde, le bateau revenu au port. Description faite à Cyril, il me montre une annonce immobilière sur internet (la recherche d’appartements représente son sport favori). Effectivement, l’attique photographié sous des angles torturés pouvait ressembler à ce que j’avais vu en rêve. Après quelques atermoiements et autres hésitations, quelques délais et retard, une proposition de date d’entrée de bail quasi indécente, au 15 mai je suis redevenu Morgien. J’en étais parti pauvre, inquiet et amer ; j’y suis revenu accompagné et apaisé, et même reconnu pour mon travail d’auteur, l’invitation au Livre sur les quais.

Il faisait beau ces journées de septembre, il faisait doux sur les quais, juste sous mes fenêtres. J’ai pu mettre un visage sur la personne de plus de l’un de mes lecteurs. Et il y avait André, Olivier et Pierre ; il y avait Stéphane, Pierre-Yves et un autre Pierre ; il y avait Nuria aussi (nous avons grandi dans le même quartier). Il y avait la littérature, une plaisante indolence et le sentiment d’avoir retrouvé… ce dont je rêvais à quinze ans, quand je travaillais à quelque roman perdu face au lac, assis sur un banc, près du bassin d’Hercule, à l’entrée du Parc de l’Indépendance.

Frédéric Vallotton

(Photo © Cyril Nussbaum)