De la terre à la lune

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers
Lorsque l’on me demande quel est le livre qui a suscité en moi l’envie d'écrire, je réponds sans hésitation : pas un livre, mais un auteur.  Jules Verne.
Voici un homme qui a généreusement nourri mon adolescence. Il lui a apporté le goût du voyage, du dépaysement, de l’aventure, du défi, du refus des conventions, et l’envie de croire à l’impossible.
Aujourd'hui encore, s’il m’arrive de me replonger dans « Vingt mille lieues sous les mers », les premières lignes me font aussitôt l’effet d’une « madeleine » et raniment des heures jubilatoires : « L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrés sur mer avec une « chose énorme », un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine. » L’accroche est parfaite. Comment résister à l’envie de poursuivre, de tourner la page, de dévorer le premier, le deuxième, et tous les chapitres qui suivent ? Il existe un terme anglo-saxon pour qualifier cette attraction qui n’a pas vraiment d’équivalent dans la langue française un : page-turner, que l’on pourrait traduire par : un « livre-aimant », dans le sens d’aimer ou « qui aimante ». Mr Verne en fut peut-être l’inventeur.
Entre les « Enfants du capitaine Grant », « Michel Strogoff », « Le Tour du monde en quatre-vingts jours » et « De la Terre à la Lune », on n’en finit pas de s’évader, de voguer tel le Nautilus vers des mondes extraordinaires. Le but premier de la lecture n’est-il pas précisément de décrocher du quotidien, d’embarquer pour le rêve et de s’identifier aux héros que l’on croise à travers les pages ?  En tout cas, je suis persuadé que mon goût irrépressible pour les changements de décor me vient de ces romans. L’Égypte, l’Espagne, la Flandre, l’Écosse, le Moyen-Orient, l’Afrique du Sud et j’en passe. J’ai aussi, à ma manière, et avec plus ou moins de bonheur, écumé les mers et les terres, et tenté de vivre ou de faire revivre mes premières joies littéraires. Ai-je eu raison de varier ainsi les lieux et les thèmes, de ne pas m’en tenir à une ligne éditoriale stricte ? Que de fois n’ai-je entendu qu’il est essentiel qu’un écrivain reste sagement dans sa « case », et « fidélise » le lecteur ou la lectrice. On ne passe pas impunément de la biographie au roman, du roman au polar, du polar à l’essai. La pauvre Agatha Christie en sait quelque chose, à qui ses admirateurs n’ont jamais pardonné le moindre écart. Point de salut hors d’Hercule Poirot.
Tant pis, je plaide coupable et réclame Mr. Jules Verne à la barre.
D’ailleurs, je suis un cas désespéré. Pour preuve, mon prochain commence par : « Non, il ne s’agit pas d’un roman. »
On ne se guérit pas.

Gilbert Sinoué