La stratégie naturelle de la non-auteure de best-sellers

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

La stratégie naturelle de la non-auteure de best-sellers, quand elle est invitée à un salon du livre – mettons, celui de Morges – consiste à se caler contre le dossier de sa chaise, sans témoigner aucune sollicitude à l’égard des ouvrages empilés devant elle (qui sont pourtant ce qui lui vaut d’être là) et en prenant un air suffisamment absent pour exclure tout soupçon déshonorant de racolage sur la voie publique. Il faut dire que la non-auteure de best-sellers est échaudée par de précédentes expériences. Il peut lui être arrivé – je dis ça au hasard – de passer des heures dans une travée de Palexpo à se racornir dans l’attente du chaland, échangeant, pour passer le temps, quelques propos contraints avec ses compagnons et compagnes d’infortune, dans les effluves sonores d’un Beigbeder bonimentant à vingt mètres, pour le plus grand plaisir de cent cinquante personnes.

La non-auteure de best-sellers se soucie de sa dignité. Par chance, la table qu’on lui a attribuée fait face au lac et au profil bleu des Alpes, de sorte que, se dit-elle, elle aura toujours la ressource de contempler intensément le paysage sans risquer de croiser d’autres regards humains. Mais la non-auteure de best-sellers est aussi un cœur tendre (voir les pics de souffrance qu’elle inflige à ses personnages) ; ça la remue, quand même, de voir défiler tous ces gens manifestant obstinément quoique pacifiquement leur passion immodérée de la lecture ; elle commence à se dire qu’elle a peut-être mieux à faire que de leur envoyer un message menteur, comme quoi elle n’en aurait rien à cirer qu’on s’occupe d’elle.

Sourire. Pas si évident, si elle en juge par le rictus de tel ou telle collègue, qui se limite à mobiliser sa mâchoire. Que faut-il lâcher pour sourire des yeux – l’orgueil, la peur de ne pas être aimé-e? S’autoriser à impliquer le corps, en décollant ses omoplates du dossier, en inclinant un peu le buste vers ses piles : puisqu’après tout, ce que les livres révèlent, c’est ce que l’auteur-e a ou n’a pas dans le ventre. De temps en temps se mettre debout derrière sa table, se transformer en antenne, en phare, en baobab.

Au bout de trois jours, la non-auteure de best-sellers rentre chez elle d’humeur plutôt joyeuse, satisfaite d’avoir signé un nombre honorable d’ouvrages, et encore plus satisfaite d’avoir vécu de vraies rencontres avec des gens qui lisent ses livres, des gens qui ne les lisent pas et des gens qui, peut-être, les liront un jour. Mais alors : vidée, claquée, ratiboisée ! Si les journalistes qui hantent les quais de Morges étaient des chroniqueurs sportifs plutôt que des critiques littéraires, ils pourraient dire qu’elle a tout donné.

Silvia Ricci Lempen

(Photo © AdS, Journées littéraires de Soleure, Michal Florence Schorro)