Le livre du bleu sur les quais

 Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Je tends mon ticket resto. Pas n’importe lequel, pas un sésame de salarié qui me permet, entre poire et fromage, d’économiser deux balles. Non! Un ticket du "Livre sur les quais", catégorie "auteur". Oh, infime la hauteur mais, pour la première fois, je suis de l’autre côté de la plume. Mon bouquin est sorti il y a une semaine à peine et je tiens mon symbole dans une main, comme Amélie, Pierre (un autre), Metin ou mon pote Max! Le ticket en l’air, lalalère...

Je suis un écriveur. Un an auparavant, c’est un micro que je tendais. Un souvenir un peu amère pointe: je m’étais fait moucher par une dame, une grande dame écriveuse. J’avoue avoir eu l’arrogance de lui renvoyer une question. Qu’espérait-elle des visiteurs des quais? J’attendais quelque chose de bien senti, un truc que seuls les écrivains pas vains savent inventer, avec des tripes sur la table et une intelligence à péter de bonheur. Et voilà qu’elle sort un machin tout mou, des mots qui ne sentent rien, même pas le bois de leur langue, avec "Morges", "soleil" et "lac" dans la même phrase. Non! Pas celle dont je rêve les romans mille nuits encore après lecture! Je lui dis "d’accord, mais avec le cœur maintenant"... La dame me regarde comme si j’étais un cafard laqué et elle me plante là, bouche et micro ouverts.

Cette fois, j’y suis. J’ai un livre de bleu sur les quais. Notez bien qu’avec la couleur du lac derrière, le bleu fait un peu ton sur ton. L’impression de la transparence est réelle. Observez le coin où l’on vous place d’abord. Moi, c’était dans la zone "cuisine", entre un bouquin de recette végétalienne et un recueil végétarien. Je me suis demandé ce que je faisais là. D’autres aussi, en lorgnant sur le cool coulis coulant de mandarine de mon chouette voisin. J’ai vaguement promis une dégustation de tartare, de viande au bleu, un truc au rouge qui tache. Mais, à défaut de marquer la littérature culinaire d’une marque indélébile, j’ai bien aimé être là, avec mes compères végés, en sandwich pas casher entre les deux. Cela donnait un petit souffle de légèreté.

Le plus drôle a été le débat. Alors que mon #manteaurouge n’a rien d’un policier, j’ai été sollicité pour une table ronde consacrée au "polar dans tous ses états". Le mec qui remplissait les cases n’avait pas lu, normal, et un bleu, ça se case ou on peut! Pourquoi pas avec Monfils (Nadine, que j’adore comme ma sœur), auteur de polar drôles et déjantés. Gérard, l’animateur de la table, avait lu le bouquin et il a parfaitement su louvoyer entre le rouge et le noir, la pro et le bleu. À la fin, je me suis dit qu’aux premières pages du "manteau", avec ce camion de bois, on pouvait imaginer le début d’un polar d’enfer pour démasquer, in fine, un trafic de cure-dents. Stuzzicadenti, comme on dit en italien. J’aime bien ces mots qui dansent quand on les prononce et dont la musique dit le sens. Littéralement, c’est "agacer les dents".

Le garçon me rappelle à ma commande et s’empare de mon ticket resto. Il demande quelle cuisson et j’entends mes yeux lui dire, avant moi: saignant!

Pierre Crevoisier

(Photo © Norbouphoto)