Le trajet d’une rivière

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

C’est ma première fois.

Il fait chaud sous la tente blanche dressée sur nos têtes, dans laquelle se confondent sueur des uns, brouhaha des autres, habits bariolés des badauds, cliquetis de tongs et pleurs d’enfants fatigués de suivre leurs parents dans le dédale des livres et des auteurs.

La place que l’on m’a assignée se trouve juste à côté de celle d’Anne Cuneo, dont les ouvrages occupent non seulement une bonne partie de la table mais également un tourniquet, témoin de sa production foisonnante au fil du temps. La température monte subitement de quelques degrés.

Les lecteurs assidus de ma voisine s’alignent sagement sur une dizaine de mètres, prêts à attendre longtemps pour quémander une dédicace. Ils défilent les uns après les autres devant moi, jettent un coup d’œil distrait à mon recueil de nouvelles, osent parfois le prendre en main et en lire le titre pour le reposer ensuite avec la plus grande discrétion sur le haut de la pile. Comme eux, je prends mon mal en patience.

Vers midi, Anne Cuneo s’absente pour prendre part à un débat. Après deux heures de chômage technique, je pense que ça va être mon tour. Je jubile. Mon heure est enfin venue d’apposer mon mot et mon paraphe sur l’un de mes livres. Je suis pleine d’espoir, même si les visiteurs continuent d’arpenter les couloirs sans faire mine de s’intéresser ni à ma personne ni à mon œuvre.

Enfin, j’aperçois une femme qui m’observe avec curiosité, puis s’avance d’un pas hésitant. Dans ma poitrine mon cœur bat la chamade, mes mains sont moites. Elle se tient maintenant juste devant moi, me sourit, s’empare d’un livre sur la table en un tournemain et me demande une signature. Je suis aux anges. Je réponds que bien sûr, avec le plus grand plaisir. J’ouvre alors le volume et en découvre le titre : Le trajet d’une rivière.

– Au fait, c’est bien vous Anne Cuneo ?, ajoute-t-elle. Parce que je n’étais pas sûre…

Silvia Härri

(Photo © Philippe Pache)