L’histoire malmenée de notre monde

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

Plutôt qu’un livre ou des livres qui m’ont marqué, ce sont des auteurs, aussi bien leur vie que leur œuvre, une certaine posture, qui ont suscité en moi le goût d’écrire. A commencer bien sûr par André Malraux.
Je suis assez âgé pour me souvenir de son appel en faveur des combattants de ce qui alors ne s’appelait pas encore le Bangladesh. Avant cela, c’est à une professeur de collège que je dois d’avoir découvert Les Conquérants. J’avais treize ou quatorze ans. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais j’étais fasciné. Depuis, je n’ai plus cessé de lire et de relire Malraux à qui j’ai consacré trois essais; je suis aussi l’un des auteurs du Dictionnaire Malraux (Paris, CNRS Editions, 2011).
Si je suis devenu journaliste, c’est sans doute à défaut d’avoir pu être  –  cela fera sourire  –  un aventurier. Ceux-ci d’ailleurs n’existent plus depuis longtemps, ainsi que le déplore Clappique dans les Antimémoires. «A gauche l’Inde, au nord le Siam, à droite la Chine et l’Indonésie…» A la suite de Malraux, j’ai mis mes pas dans les siens. Mon dernier roman, La Terrasse des éléphants, qui en est à sa troisième édition, se passe en partie au Cambodge. Mais plus encore qu’un décor, il lui doit un certain décentrement, une façon de se comprendre grâce et par l’autre. Et avec Malraux, en ces temps de retour de la barbarie, je veux à toute force croire que «la culture est l’héritage de la noblesse du monde.» La culture, qui «ne connaît pas de nations mineures», qui «ne connaît que des nations fraternelles.»
Malraux, mais aussi Aragon, cet impeccable romancier. L’Aragon du « Monde réel »  –  un peu nos Buddenbrook  –  et bien sûr de La Semaine sainte. L’un des plus beaux romans historiques que je connaisse, qui nous raconte cette chevauchée prodigieusement inutile vers le néant de la maison du roi lors des Cent-Jours. L’Aragon de La Mise à mort: «Ne te regarde pas comme cela dans la glace – dit Fougère». Toute écriture est un miroir dans lequel l’écrivain scrute son fuyant visage. C’est peut-être pourquoi j’ai tenu et publié à deux reprises un Journal. Toute littérature est peu ou prou écriture de soi, écriture du moi. Autofiction, dit-on aujourd’hui.
Je pourrais évidemment citer bien d’autres noms encore. J’en mentionnerai un: Jean Cocteau, l’artiste total. Cocteau, plus que jamais notre contemporain capital. A son propos, j’éprouve une sorte d’affection. Et le relire, l’entendre parler, revoir ses films, regarder ses dessins  –  j’ai passé plusieurs étés à Villefranche-sur-Mer  – me redonne courage, me rend quelques certitudes: «Ce que le public (la critique, les gardiens du temple littéraire, les philistins, la mode, les engouements passagers), ce que le public te reproche, cultive-le : c’est toi !»
De mon prochain roman, je ne vous dirai bien sûr rien. Encore que Cocteau, les miroirs, l’histoire malmenée de notre monde, voilà qui constitue déjà quelques indications. Quant à la première phrase, elle pourrait être en forme de question :
«– Vous êtes ici parce que vous y avez été actif autrefois ?».

Raphaël Aubert