Notre Livre sur les quais

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

D’abord, c’est une longue ligne de chaises qui apparaît. Ensuite, seulement je vois les panneaux, avec des noms, des autrices et auteurs dessous, les uns à côté des autres, sans hiérarchie, ni prééminence. Je cherche alors celui avec mon nom, et un petit espace où me faufiler pour prendre ma place. Je la trouve, l’occupe. Ou plutôt : on me la donne, je la saisis. Je suis comblé d’être assis au banquet d’encre et de papier. Je regarde où je suis placé ; à côté de qui je me situe. Quel est mon voisin proche, le plus éloigné ?

Dans les grands banquets il y a un rituel au placement, et ici : qui s’occupe de l’attribution ? J’imagine des conciliabules ; une répartition : en âge, en sexe ? À partir du niveau des ventes, par aire géographique, en raison des thèmes traités par les auteurs ? Par un jeu de couleurs, en raison d’attirances sexuelles, des saisons ? Qui constitue ce cabinet de curiosité vivant : comment les auteurs sont imbriqués pour un tel banquet, répartis les bristols ? Cela se fait-il au hasard, en jetant des noms en l’air, ou par ordre alphabétique, afin que la succession des noms forme en soi le plus joli poème possible ? Le bandeau des noms du livre sur les quais. Il faudra l’écrire ce texte.

Ces noms et prénoms alignés forment une ligne d’horizon, ondulant comme des vagues parfois quand se lève le vent. Je jette un œil à celles et ceux qui m’entourent. Après tout, on va passer trois jours ensemble, en voisinage d’écriture. Des bénévoles ont des attentions simples – ils proposent de l’eau, demandent si ça va – Oui, ça va. –Vous avez faim ? – Oui, toujours. L’eau du lac est si bleue. J’aime cette longue bande d’écrivants qui font front commun au lac. Cette posture de méditants assis au coude à coude sur leurs chaises à une table commune. Base de travail.

Puis, des gens arrivent. Eux, ce sont le public, les lecteurs, des collègues, journalistes, des écrivains aussi, que sais-je, quelle importance d’ailleurs ? Des curieux, des enfants, des oiseaux même, que réunit la longue table du banquet. Une table c’est très peu,  et autour d’elle : les invités au banquet d’encre et de papier, festin de feuilles et de papiers mâchés. Ce sont eux qui ont commandé cette agape, en font toute la saveur. Ils composent leur menu en se léchant les babines, se baladant sur les quais, allant de l’un à l’autre, grappillant de quoi se nourrir un peu, ou alors dévorant des yeux seulement, se souvenant de vieilles aversions ou d’archaïques allergies, pour aller vers de nouvelles saveurs. Ballet de profil, ronde des visages qui se tournent, s’approchent ; des ventres qui se montrent – signe de vulnérabilité – ou des épaules anguleuses qui protègent la marche et parfois se font face. Attentes et générosités se saluent. Surprise des rencontres.

Ils me regardent de loin, me dévisagent, aller-retour du nom au visage et du visage au nom – mais non je n’ai rien à vendre… ou si peu. Ils cherchent un nom, une marque, une signature, un regard, une retrouvaille avec quelqu’un rencontré il y a longtemps déjà. Je ne suis pas Michel Thévoz, non. Mon prénom c’est Sylvain. Non, ce n’est pas mon oncle. Les Thévoz, ça pousse comme de la mauvaise herbe, vous savez. Ils recherchent un ami rencontré au travers d’une lecture. Ils guignent un amant fantasmé qui sait, jamais croisé, entré pourtant dans une forme d’intimité ; dans la réalité entravé.

Approchez-vous,  je vous le promets, je ne mords pas, mais j’ai toujours faim. Je ne plante pas les crocs. Il n’y a rien à craindre, juste courir le risque de la rencontre, c’est très peu. Ce n’est pas épuisant. Je ne serai pas offensé si vous feuilletez ces petits livres, vous en détournez. Vous pouvez les soulever et les reposer même ; comme un menu, le feuilleter négligemment, juste pour saliver. Tournez les pages. Ce sont des poèmes, oui, une forme étrange, difficile peut-être ; moi-même parfois je m’y perds, me demande à quoi cela sert. À quoi bon. – Ce que ça raconte ? Je vais essayer de vous l’exprimer, mais vous, dites-moi d’abord comment vous vous appelez. Mon nom est sur une pancarte, mais le vôtre est plus caché. Nous avons le temps pour nous, rien ne presse. Nous ne sommes pas sur un quai de gare ici. Il n’y a pas de coups, pas de feux.

Enfin, face à face, ou au coude à coude, c’est plus que la relation que nous célébrons, c’est bien plus que cela, ce qui la situe, en trace les contours et la mémoire. C’est un livre, ouvrage commun que nous écrivons.

Notre livre sur les quais.

Sylvain Thévoz

(Photo © Eric Roset)