Scintillantes mutations

Chaque semaine, un auteur nous raconte son Livre sur les quais.

Il y a dix ans, la littérature était pour moi un être énorme et flou, qui progressait à travers les âges et qui intégrait parfois des gens à la masse de son corps. Au vernissage de mon premier livre, nous étions six ou sept auteurs assis le long de trois tables alignées, un peu gris, nos livres empilés tels les œufs pondus par des volatiles en batterie. Cette image-là ne collait pas avec cette image-ci. J’ai continué à chercher le corps massif, la créature, pressentie dans l’ombre.

J’ai fini par savoir que son corps n’était pas fait de mots, mais d’humains. Qu’il se soude dans l’instant pour se dissoudre dans l’infini. Qu’il peut surtout jouir de son environnement comme n’importe quel corps.

Au Livre sur les quais, ce corps s’est épanoui dans les reflets du soleil que faisaient danser les vagues du Léman. Nous étions sous le chapiteau de toile blanche avec Olivier Sillig, Frédéric Vallotton et Pierre Queloz. De jeunes gens en t-shirt bleus nous ravitaillaient en eau, en nous adressant des sourires que nous nous plaisions à juger équivoques. La fraîcheur du lac caressait nos nuques. Hors quotidien, nous cogitions nos vies dans un état de bonheur suspendu à la manière des libellules. Le temps lent, les voix mêlées en bruit de fond, l’obsession commune de l’écrit, les confessions partagées au sujet des passants, qui défilaient devant nos yeux, nous plongeaient dans une légère connivence. Ayant perçu, les uns chez les autres, la gêne de faire l’éloge de nos propres livres, nous avons fini par faire de la vente croisée. J’ai vendu des Vallotton, des Queloz, des Sillig, qui ont réussi à leur tour à convaincre des chalands de l’intérêt des « Contes suisses ». Le temps pour l’un d’écrire une dédicace, les autres séduisaient le lecteur pris au piège. Celui-ci comprenait le manège, minaudait, mais repartait souvent avec un livre supplémentaire. Certains par esprit de jeu. Nous avons disparu sous la pluie du dimanche après-midi, avec le souvenir agréable d’avoir exposé un corps de papier à plusieurs cœurs d’hommes aux rayons du soleil de septembre.

 André Ourednik