Comme une boucle
Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers
Se demander comment ou pourquoi les choses ont commencé, de drôles de choses, c’est tirer un fil, il est rouge et torsadé, qui peut ramener loin en arrière. Pour ma part, il y a une sorte de «trinité» immense qui trône aux sources de mon désir d’écriture, une trinité à fois auguste et goguenarde. Pour évoquer l’un de ses membres, c’est un saut de plus de vingt ans dans le passé que je m’apprête à effectuer. Pour cela, il me suffit de promener la main le long des rayonnages de ma bibliothèque pour parvenir à la lettre «D».
Là, c’est Philippe Djian au complet qui me toise de toute la longueur de la rangée qu’il occupe presque entièrement. J’en tire Échine et Lent dehors. Ce sont les éditions de l’époque de Bernard Barrault, de beaux formats un peu allongés, consistants. Je les ai lus alors que j’étais au collège, j’avais dix-sept ou dix-huit ans, l’un d’entre eux m’avait été prêté par un ami enthousiaste et, emballé à mon tour, je m’étais procuré l’autre.
Ce sont ces lectures-là qui, dans un premier temps, m’ont insufflé, en une brise chaude et obsédante, le désir de devenir écrivain à mon tour. Il y avait dans mon souvenir, ce mélange de certitude, impossible de faire autre chose qu’écrire, non, de poisse, mais qu’est-ce qu’il faut ramer, oui, une forme de solitude, une façon de tirer le diable par la queue avec un rictus désabusé sur la gueule, de l’amertume, de la lumière, et tout était sublimé, dans mon regard de jeune adulte, par l’envie de devenir ce type, là, qui écrit et qui résiste. Pour être honnête, il y avait aussi une belle voisine, et sans doute que les scènes de sexe hautes en couleur dont Djian détenait alors le secret, il y avait ces grottes dont des sucs salés coulaient avec abondance, y étaient aussi pour quelque chose, dans ce désir de devenir écrivain.
À partir de tout cela, je m’étais forgé une certaine image de l’auteur, une image forcément trop romantique, presque mythique, comme une silhouette altière, découpée par le soleil levant, un avatar inatteignable, une image qui, bien sûr, ne fut pas féconde tout de suite, loin de là, et peut-être tant mieux, mais qui m’habita longtemps, qui m’habite encore, parce que cette silhouette au loin, hiératique et hautaine, j’aimerais que ce soit la mienne.
Ce n’est que peu avant quarante ans que je fus enfin à mon tour capable de trouver, ou peut-être de retrouver, ce que j’avais à dire, à ma manière, pour dans une sorte de grand mouvement continu écrire presque dans la foulée les trois tomes de la trilogie Solal Aronowicz. Peu après avoir achevé la rédaction du dernier volume, un peu sonné et désoeuvré à la fois, cette dernière ligne droite m’a beaucoup coûté, par l’un de ces petits clins d’oeil malins dont la vie a parfois le secret, j’ai justement eu la chance de participer à un atelier d’écriture donné par Philippe Djian en personne, Marcher sur la queue du tigre, à la Maison de Rousseau & de la Littérature à Genève.
C’est donc en présence, une présence qui n’avait évidemment rien à voir avec cette image aussi religieuse qu’inepte que je m’étais forgée, de l’écrivain qui représente une de mes premières sources d’inspiration que la première phrase de mon prochain roman, une petite histoire méchante et jubilatoire que j’eus beaucoup de plaisir à mettre en mots, j’avais besoin de me défouler, a été écrite. Pour une fois, elle est plutôt courte, la voilà: «Bien des années après, quand ce connard a planté un stylo-plume décoré de chrysanthèmes et de paulownias profond dans mon ventre, j’ai compris qu’il irait jusqu’au bout, avec méthode, avec passion.»