La première phrase

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

La première phrase d’un roman: quel poids ! Quelle écrasante responsabilité ! Il y a la première, et d’elle découlent toutes les autres. La première, dont on attend qu’elle vous plante un décor, vous pose un style, vous asseye une intrigue. C’est une piqure, un taon littéraire, vous lézardiez doucement, vous avez contemplé la couverture ― idéalement elle ne comportait aucune image, vous avez lu le litre, survolé la dédicace peut-être, vous sortez à peine de votre langueur et puis voici la première phrase, celle sur laquelle à coup sûr l’écrivain s’est arrêté un peu plus longtemps, celle qu’il a raturée, fignolée, rallongée parfois, raccourcie souvent, ou celle qui s’est imposée à lui comme ça, dans la rue ou au café, pendant qu’il prenait sa douche, ou qu’il se masturbait, ou qu’il rajoutait de l’huile dans sa voiture, allant parfois jusqu’à lui suggérer le reste, intrigue, personnages, trame, fonds et formes, le tout venant à lui en une fraction de seconde, l’ensevelissant littéralement. Par cette phrase initiale, l’écrivain demande votre attention, les choses sérieuses commencent ici, nous y voilà, il vous prend la main et vous tire à lui, vous voudriez partir mais il vous serre un peu plus fort l’avant-bras, pour peu ça serait douloureux mais c’est pour votre bien, c’est un enlèvement ― vous y consentez ― disons que vous n’avez plus votre mot à dire désormais, c’est à lui, l’auteur, d’avoir le sien.
Il y a quelques exemples célèbres. Des précédents fameux. «Maman est morte». «Se coucher de bonne heure». «Un trou, où vivait un hobbit». La première phrase du Livre de la Genèse est très réussie ; celle du Manifeste du parti communiste n’est pas mal non plus. C’est un autre genre.
Mon prochain roman pourrait bien commencer ainsi : «Quelqu’un lui a demandé une cigarette.». Je dis «pourrait» car cela va être retravaillé, comme tout le reste; une année de besogne encore, au moins, jusqu’à une éventuelle édition. Qui a dit qu’écrire était facile, que cela coulait tout seul ? Quel bélître suffisant est capable de ce genre de crucherie ? N’ayant pas le talent de l’immédiate excellence, je tripatouille un moment, coupe et colle, court après ma conjugaison, teste mes synonymes… Une bonne partie du travail consiste à supprimer, je biffe mots, phrases, chapitres entiers; chaque écrivain sait combien cela coûte. Je fais décanter mon texte, dans le sens «eaux usées» du terme: j’attends que la matière plus lourde se dépose sur le fond, et je ne garde que le dessus, quand l’odeur s’est éventée. Ou, pour le dire de manière plus fleurie, je cherche à faire émerger la statue du bloc de glaise, j’arrache de grands morceaux d’abord, je le fais avec enthousiasme, j’en mets partout, c’est très gras et salissant, puis je travaille à la lame, je fignole enfin, toujours plus précis, toujours plus méticuleux, jusqu’au résultat escompté, ou jusqu’à ce que le texte, à force d’être relu, remâché puis régurgité finisse par devenir abstrait, étranger à son auteur, alors c’est que le moment est venu. Il doit être encore soumis à l’épreuve de la lecture orale, et puis il vivra quelques mois avant de s’éteindre dans la solitude des bibliothèques, de se faner sur quelque rayon d’une librairie, dans la remise de quelque distributeur; pour ce qui vous concerne, vous serez passé à autre chose depuis longtemps… Ainsi vont les livres.

Julien Sansonnens