Et tout cela, c’est ma mère qui le porte !

Il y a bien des années, j’avais assisté à un spectacle de théâtre d’un groupe de jeunes du Nord Vaudois. Une fille était montée sur un tabouret pour déclamer sa tirade énumérant tout ce que sa famille mangeait au cours d’une année et ce que cela représentait en kilos, en tonnes. Une immense liste des courses, que concluait cette déclaration : « Et tout cela, c’est ma mère qui le porte ! »
Est-ce qu’un jour on écrit forcément sur sa mère ?
J’ai détesté L’Étranger de Camus. Mais sa première phrase me trotte souvent en tête : « Aujourd’hui Maman est morte ». Et comme en écho, la chanson de Sheller, « Maman est folle / On n’y peut rien / Mais ce qui nous console / C’est qu’elle nous aime bien ». La folie, le désespoir, l’amour et la mort, comme Delphine de Vigan les a scrutés dans Rien ne s’oppose à la nuit, à la recherche de l’identité de sa mère. La voix de Bashung, « ... usez l’usurier », et mes heures avec Dostoïevski à l’arrière d’une jeep sur les routes de Finlande, « Et que ne durent que les moments doux... ».
Les livres m’ont d’abord donné envie de vivre, et la vie s’est chargée de me donner l’envie d’écrire. Génie la Folle d’Inès Cagnatti, la Phèdre de Racine, Le Bonheur des Tristes de Luc Dietrich ou Le Sud d’Yves Berger, tous découverts sur les bancs du gymnase. Des livres où l’âme humaine est mise à nue avec ses douleurs et ses espoirs, ces livres qui frappent de plein fouet, en plein visage, comme le vent et le grésil, comme un soleil trop fort. Des livres peuplés de femmes, de mères, et d’enfants qui appellent. Toutes ces mains tendues.
Dans mes propres livres aussi. Des mains qui palpent la vie. Des mains colorée au gré des saisons, des cueillettes, des travaux ménagers, celles d’une mère vues par les yeux d’une fillette dans La petite bête. Des mains ridées où l’on peut lire l’histoire d’une vie comme on déplie un foulard de soie ; dans S’en remettre au vent, ce sont celles de ma grand-mère, leurs veinules bleues que je suivais du bout du doigt. Des mains encore dans l’un de mes plus anciens souvenirs d’enfance qui me fait revoir ma mère penchée sur la baignoire, occupée à laver du ligne en le frottant sur une planche. À genoux sur les catelles de la salle de bains d’un petit appartement de la banlieue lausannoise, pas à un lavoir de village. Et cet autre souvenir où elle dépose une lavette froide sur mon front fiévreux. Aujourd’hui les mains de ma mère sont déformées par l’arthrose et ne peuvent plus danser sur un piano, tenir un pinceau ou un sécateur.
« Et tout cela, c’est ma mère qui le porte ! » Ce pourrait être la dernière phrase d’un prochain livre qui dirait tout ce qu’une mère touche, caresse, essuie, lave, frappe, déchire, coupe, façonne, répare, tire, porte, porte en elle, porte à bout de bras, une mère, la mienne ou une autre, d’ici ou d’ailleurs.
Ou faut-il se taire, un doigt sur les lèvres ?

Laure Chappuis

Quand je serai grande, je serai auteure

Enfoiré de Camus, salopard de Buzzati, stronzo di Sciascia, empafé de Maupassant, foutue Despentes, charogne de Woolf… Ils et elles ont fait murir les idées et les ont exprimées. Elles et ils ont fait semblant d’écrire des histoires pour métaboliser des concepts. Ces génies ont défini, formalisé, immortalisé l’amour, la colère, la joie, la tristesse, la peur, la misère, la solitude, en dehors des conventions, précisément, avec intelligence. Ils et elles ont parlé, et leurs mots font le monde. En faisant rire et chialer, c’est l’humanité qui s’est écrite sous leur plume.

Envie d’écrire, oui, mais pour dire quoi ? Que dire après elles et eux ? Qu’est ce qu’il reste à dire, et comment le dire bien, ensuite ? Il n’y a rien avant et rien après un roman immortel comme la Chute, Il Giorno della Civetta, Les Versets Sataniques… En dehors de l’Aleph, de Cabot Caboche, delle Aventure di Pinocchio, que peut-on encore espérer apporter? Auteure débutante après ces montres, quel orgueil de même y songer. Et pourtant, j’ai une soiffe inaliénable de faire partie de leur équipe, et une angoisse de peut-être, surement, ne pas y parvenir. Alors, me donne-t-elles envie d’écrire ou me figent-ils dans l’immobilité ? Je ne peux pas y répondre encore, je suis trop petite. Je n’ai pas encore trouvé le courage d’essayer vraiment.

Quand je serai grande, je serai auteure, parce qu’entre temps, j’aurais beaucoup appris sur l’amour, la colère, la joie, la tristesse, la peur, la misère, la solitude. J’inventerai une histoire, mais j’ai pas encore trouvé l’idée. Et on s’en fout parce qu’en réalité c’est pour parler d’autre chose, c’est juste une excuse. L’Etranger ne parle pas de Meursault et Voyage au Bout de la Nuit ne parle pas d’Amérique. Ce sont juste des prétextes pour inventer le monde, ou pour le réinventer, au stade où on en est. Et c’est très fort, de parler d’un truc pour parler d’autre chose. De raconter l’histoire d’un village pour parler de l’infini, ou de dessiner une grosse femme alcoolique pour présenter une époque. Il faut une bonne dose d’abstraction, une grosse marge de liberté pour oser écrire une fiction. Il faut être connectée, ouverte, proche de soi et des autres. Et il faut de l’orgueil, croire que ce qu’on a à dire vaut la peine d’être partagé et qu’on a assez de talent pour le transmettre. Il faut oser se foutre à poil sur le papier, en attendant les coups, parce qu’ils pleuvront.

De toute manière on a pas le choix, écrire de la merde ou écrire quelque chose de bon, il faut écrire, ça c’est une nécessité.

Coline de Senarclens

Pour essayer de répondre à votre question

La mémoire n’est plus très sûre, elle a fait son travail, mélangé, recomposé, réinterprété… Tintin au Congo… Ma première encyclopédie… Tex contro tutti… L’Énigme de l’Atlantide… La Cuisine du marché… Je ne sais plus très bien, à force de me souvenir, à force de redire, à forcer de mythifier mon propre parcours, lequel de ces titres fut vraiment le premier à m’habiter.
Longtemps, j’ai cité Tintin au Congo, parce qu’il m’avait été offert par l’une des dames chez qui ma mère faisait des ménages, parce que je ne savais pas encore lire et que le décryptage de cette succession d’images me procura le plus vif des plaisirs.
Je fis beaucoup l’éloge de Ma première encyclopédie, parce que volé dans la bibliothèque de l’enfant de l’une des dames chez qui ma mère faisait des ménages, parce que surtout je conversais avec ce livre mieux que je n’aurais été capable de le faire avec nul autre et que cela reste encore valable aujourd’hui.
Tex contro tutti, parce qu’acheté pour moi par mon père en gare de Roma Termini un jour de grève, parce qu’il veille, depuis toujours semble-t-il, sur cette partie de moi profondément italienne et obscure à la fois, ce puits de mystère sans fond, merveilleux et terrifiant inconscient, que je ne parviens à restituer que par bribes insignifiantes et parce que ce fumetto fut très prompt à m’introduire auprès d’autres séries bien plus passionnantes encore, comme seule l’Italie des années de plomb savait produire et où le fantastique se mêlait subtilement à l’érotisme, produisant de considérables éruptions de l’imaginaire.
L’Énigme de l’Atlantide, parce qu’ardemment désiré dès qu’aperçu au rayon livres de la Migros et parce qu’il fut, je pense, un véritable outil d’écriture. Mon outil. Avec lequel j’ai commencé à réfléchir à la manière de déposer des mots destinés à faire sens sur une feuille. Et mes premiers mots furent des dessins.
Ces derniers temps, je mentionne beaucoup La Cuisine du marché, parce que découvert dans le grenier d’une maison dans laquelle ma mère faisait des ménages et parce qu’en société, c’est probablement cette obsession de la nourriture que je veux d’abord faire transparaître de ma personne et cela dans l’intention probable de dissimuler tout le reste.
Je ne crois pas cependant que l’un ou l’autre de ces livres m’ait donné l’envie d’écrire. J’ai mis longtemps à le comprendre, mais jamais je n’ai eu l’envie d’écrire. C’est en réalité bien autre chose qui se passe en moi et ceci pourrait tout à fait constituer le début de quelque chose et pas forcément d’un roman.

Germano Zullo

Passionnés, authentiques et familiers … les héros de roman.

Mon désir d’écrire est intimement lié à mes rencontres avec les livres. Les plus importantes se sont produites au cours de mon enfance et de mon adolescence. Ma toute première rencontre, inoubliable, c’était avec « Sans Famille » de Hector Malot. Je l’avais obtenu de ma mère à force de tirer sur sa manche, au supermarché. Un enfant trouvé affrontait les épreuves de la vie et après maintes péripéties, découvrait sa véritable identité. Je me souviens surtout de Rémi troubadour, en compagnie de son ami Vitalis, du chien Capi et des autres animaux. Un peu plus tard, vers huit ou neuf ans, j’ai reçu à l’école le « Quo Vadis » de Henryck Sienkiewicz. C’est peu dire que ce livre m’a intéressée. Je connaissais des passages entiers par cœur. Je vivais, j’aimais, je souffrais avec les premiers chrétiens martyrisés, dans la Rome de Néron. Par la suite, j’ai été absolument passionnée de lecture. Le besoin de lire me tenaillait tout le temps ; le jour lorsqu’il n’y avait pas école, à la récré, dans le bus, souvent la nuit aussi, à la lampe de poche, sous mes couvertures lorsque l’extinction des feux avait été décrétée à la maison. Je lisais pour m’évader, pour comprendre et connaître. Je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, livres, revues, bandes dessinées, publicités. Des romans !

J’étais à peine adolescente lorsque le désir d’écrire s’est emparé de moi. Je remplissais des tas de cahiers de ces histoires que j’inventais. Souvent, je m’inspirais de personnages de roman. Je raffolais de ces figures hautes en couleur, vibrantes, échevelées, amusantes, tourmentées, que le génie et la générosité de leurs créateurs rendaient à la fois authentiques et familières. Chacun d’entre eux m’a révélé une facette de l’âme humaine, m’a invitée dans sa vie, son pays, son époque. J’aimais leur inventer des visages, partager leurs secrets et comprendre les ressorts cachés de leurs actions. Julien Sorel, le mystique Abbé Mouret de Zola, Edmond Dantès, Constance Chatterley, la belle Ariane d’Albert Cohen, le génial Ignatius Reilly de JK. Toole, l’inénarrable Bertie Wooster et son mentor Jeeves, de PG. Wodehouse, Cyrano le magnifique, les truculents Clochemerlins de Chevallier, les fières Anglaises d’Austen, Heathcliff de Brontë, César et Marius, parmi tant d’autres, m’ont beaucoup donné. Ils m’ont accompagnée sur le chemin qui mène à l’âge adulte. Rassurants et proches, comme des amis, je peux imaginer qu’ils ont participé, bien des années plus tard, à la création de mes propres personnages.

Mon premier roman donne la parole à des enfants, trois copains jouant dans les collines et sur les plages d’un « Grand Port » de Méditerranée, traversant côte à côte les épreuves de la guerre. Je retrouve, tapis au fond de ma mémoire, le petit Rémi d’Hector Malot, les gamins de Joffo, le petit Pagnol, ses parents, leur gloire et leur château, Nicolas de Goscinny et le Petit Chose de Daudet… Ces êtres jeunes ont un jour soulevé en moi des vagues d’émotion. La tendresse qu’ils ont su m’inspirer est remontée en moi lorsque j’ai commencé à écrire « L’enfant de Mers el-Kébir ». J’ai choisi dans ce livre de donner la parole à des enfants ; ils ont guidé ma plume pour raconter avec leurs mots à eux, justes, émouvants et drôles, des épisodes dramatiques de la deuxième guerre mondiale en Afrique du Nord.

J’imagine que la première phrase de mon prochain livre sera écrite ou réécrite plusieurs fois en cours de route, peut-être même des semaines après avoir posé le mot de la fin. Elle sera plutôt « réfléchie ». Par cette première phrase, j’aimerais dire « je t’emmène dans mon monde » en espérant que mon lecteur répondra : « je viens avec toi ».

Sophie Colliex

Il y a longtemps que je ne lisais plus

Il y a longtemps que je ne lisais plus. Que l’envie m’était passée de me ventiler les neurones à coup de pages qui tournent dans le vide. Il y avait eu la noirceur de Céline, Vian quand il touchait à l’absurde, le sens de l’anticipation de Houellebecq et la trompeuse facilité de Djian. L’essentiel. Et puis un écrivain qui ne lit pas, ce n’est pas bien grave non plus. N’exagérons rien. On n’a plus besoin aujourd’hui de s’aimer pour devenir amis, d’avoir du talent – au moins un – pour prétendre à la célébrité, de vaseline pour se faire entuber. Je préférais feuilleter les chapitres de la vie qui défilait devant moi. A m’en gaver.
Ce n’était donc pas gagné, mon retour aux bouquins, mais j’ai fini par replonger. Je suis faible. Faute avouée n’est-elle pas à moitié pardonnée? Rassurez-vous, je n’en ai pas encore le bout des doigts qui pisse le sang. Je ne craque qu’une fois l’an. A l’été. Le dernier volume, je l’ai dévoré. Je me suis attardé quelques minutes sur sa couverture avant de l’ouvrir, comme lorsqu’on reçoit un mot doux mais qu’on retient sa lecture parce qu’on doute, par expérience, qu’elle soit aussi bonne que l’attente. Il y avait un lit savamment défait, une véranda aux montants métalliques, une table de chevet jaune et les immeubles d’une banlieue au loin. Je voulais ce lit. Mieux: je voulais la vie de l’homme qui dormait dans ce lit et qui présentement devait prendre un café. Ou sa copine sur la table de la cuisine. Hors champ. Et cette scène où deux femmes se retrouvent dans un dressing grand comme trois fois ma chambre! Les armoires n’ont pas de portes. Les draps sont empilés au carré. On plonge dans l’intimité de leurs chemisiers pâles et de leurs boîtes à bordel. Deux coiffeuses se tournent le dos. Il y a un thé fumant et une paire de lunettes de vue sur le rebord de la fenêtre. Laquelle est myope comme une taupe? Celle qui essaie une paire de chaussures compensées ou la greluche qui prend la pose devant le miroir? Je suis resté longtemps à les observer.
Je me souviens avoir gardé le chapitre suivant pour le lendemain. Il s’intitulait «Se détendre».
Le plus inspirant de tous les catalogues Ikea, vraiment. Et l’envie de coucher des mots sur ces images de petits bonheurs suédois me booste pour l’écriture de mon prochain roman, après Meilleurs vœux toi-même! L’action ne passe pourtant pas à Stockholm, mais plus haut. En Laponie finlandaise? Bien plus haut: elle se déroule… le jour du premier pas de l’homme sur Mars.

Laurent Antonoff